01 mai 2009

F. Rosenzweig, L'étoile de la rédemption, II, 2, le Révélateur, l'amant

Seul l'amour de l'amant et cette autodonation à chaque instant recommencée, seul cet amour s'offre dans l'amour. L'aimée accueille l'offrande ; mais en accueillant, elle reste auprès de soi, et elle devient totale sérénité et âme en soi bienheureuse. Mais l'amant... De haute lutte, il arrache son amour au tronc de son Soi, de même que l'arbre s'arrache à ses rameaux, et que chaque branche se détache du tronc, oubliant tout de lui et le reniant ; mais l'arbre est là, dans la munificence de ses branches, qui lui appartiennent, dussent-elles toutes le nier ; il ne les a pas laissées en liberté ; il ne les a pas faites tomber au sol comme des fruits mûrs ; chaque rameau est son rameau tout en étant absolument rameau en soi, surgi en son lieu propre et propre à lui seul, lié durablement à ce lieu. De même, l'amour de l'amant s'est implanté dans l'instant de son origine, et parce qu'il est là, il doit nier tous les autres instants, il doit nier l'ensemble de la vie ; dans son essence il est infidèle, car son essence, c'est l'instant ; aussi doit-il, pour être fidèle, se renouveler à chaque instant, tout instant doit devenir à ses yeux le premier regard de l'amour. C'est seulement à travers cette totalité à chaque instant présente qu'il peut s'emparer de l'ensemble d'une vie créée, mais à travers elle, il le peut aussi réellement ; il le peut en traversant d'un sens sans cesse nouveau cet ensemble et en jetant ses rayons et sa vie tantôt dans cette réalité singulière, tantôt dans telle autre : c'est un cours des choses qui recommence tous les jours, et il n'est pas nécessaire qu'il ait une fin ; à chaque instant, du fait qu'il y est totalement présent, il croit être parvenu au degré qui n'en connaît point de supérieur - et pourtant, chaque jour lui réapprend qu'il n'a jamais aimé autant qu'aujourd'hui la part de vie qu'il aime ; chaque jour, l'amour aime un peu plus ce qu'il aime. Ce perpétuel accroissement est la forme de la permanence dans l'amour, du fait que et parce qu'il est la plus extrême non-permanence et que sa fidélité n'est vouée qu'à l'instant présent et singulier : de la plus profonde infidélité, et à partir d'elle uniquement, il peut donc passer à la fidélité permanente ; car seule la non-permanence de l'instant le rend capable de revivre tout instant comme neuf et de porter ainsi le flambeau de l'amour à travers tout le royaume nocturne et crépusculaire de la vie créée. L'amour s'accroît parce qu'il ne veut pas cesser d'être neuf ; il veut être toujours nouveau pour pouvoir être permanent ; il ne peut être permanent qu'en vivant totalement dans le non-permanent, dans l'instant, et il faut qu'il soit permanent pour que l'amant ne soit pas seulement le porteur vide d'une éphémère émotion, mais âme vivante.