... nous avons tous perdu l'habitude de la vie, nous sommes tous plus ou moins boiteux. Nous en avons tellement perdu l'habitude, même, qu'il nous arrive parfois de ressentir une sorte de répulsion envers la "vie vivante", et c'est pourquoi nous ne pouvons pas supporter qu'on nous rappelle qu'elle existe. Car où en sommes-nous arrivés ? La véritable "vie vivante", c'est tout juste si nous ne la ressentons pas comme un travail, comme un carrière, presque, et nous sommes tous d'accord, au fond de nous, que c'est mieux dans les livres. Et pourquoi nous agitons-nous parfois, pourquoi délirons-nous, et nous demandons-nous - quoi ? Nous ne le savons pas nous-mêmes. Ce serait pire pour nous, si nos prières délirantes se trouvaient exaucées. Tenez, essayez donc, mais oui, donnez-nous, par exemple, plus d'indépendance, déliez-nous les mains à tous, élargissez le champ de nos activités, relâchez la surveillance et nous... je vous assure : la première chose que nous ferons, c'est de redemander qu'on nous surveille. Je sais, peut-être, qu'après ce que je viens de dire, vous, vous allez vous fâcher contre moi, vous hurlerez, vous taperez des pieds : "Holà, parlez au moins pour vous, de vos petites misères dans le sous-sol, mais de quel droit dites-vous : nous tous ?" Permettez, messieurs, je ne pourrai pas me justifier, de toute façon, avec cette nous-toussité. Pour ce qui me concerne personnellement, tout ce que j'ai fait, c'est, dans ma vie, d'amener à la limite ce que, vous-mêmes, vous avez peur d'amener ne serait-ce qu'à la moitié, tout en prenant, en plus, votre lâcheté pour du bon sens - ce qui vous console, et qui vous berne. Si bien que, de nous tous, c'est moi, sans doute, qui ressors le plus "vivant". Mais ouvrez donc les yeux ! Nous ne savons même pas où il vit, ce vivant-là, et ce qu'il est vraiment, et comment il s'appelle ! Laissez-nous seuls, sans livres, et nous serons perdus, abonnés, nous ne saurons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous retenir ; quoi aimer, quoi haïr, quoi respecter, quoi mépriser ? Même être des hommes, cela nous pèse - des hommes avec un corps réel, à nous, avec du sang ; nous avons honte de cela, nous prenons cela pour une tache et nous cherchons à être des espèces d'hommes globaux fantasmatiques. Nous sommes tous morts-nés, et depuis bien longtemps, les pères qui nous engendrent, ils sont des morts eux-mêmes, et tout cela nous plaît de plus en plus. On y prend goût. Bientôt nous inventerons un moyen pour naître d'une idée.
27 août 2005
26 août 2005
Spinoza, Ethique I, appendice (extrait)
N'oublions pas de faire remarquer ici que les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire briller leur esprit dans l'explication des causes finales des choses, ont inventé, pour établir leur système, un nouveau genre d'argumentation, lequel consiste à réduire son contradicteur, non pas à l'absurde, mais à l'ignorance ; et cela fait bien voir qu'il ne leur restait plus aucun moyen de se défendre. Par exemple, supposez qu'une pierre tombe du toit d'une maison sur la tête d'un homme et lui donne la mort, ils diront que cette pierre est tombée tout exprès pour tuer cet homme. Comment, en effet, si Dieu ne l'avait fait tomber à cette fin, tant de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire que ces circonstances sont souvent en très grand nombre) ? Vous répondrez peut-être que l'événement en question tient à ces deux causes ; que le vent a soufflé et qu'un homme a passé par là. Mais ils vous presseront aussitôt de questions : Pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? pourquoi un homme a-t-il passé par là, précisément à ce même moment ? Répondrez-vous encore que le vent a soufflé parce que, la veille, la mer avait commencé de s'agiter, quoique le temps fût encore calme, et que l'homme a passé par là parce qu'il se rendait à l'invitation d'un ami, ils vous presseront encore d'autres questions : Mais pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi cet homme a-t-il été invité à cette même époque ? Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu'à ce que vous recouriez à la volonté de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l'ignorance. De même aussi, quand nos adversaires considèrent l'économie du corps humain, il tombent dans un étonnement stupide, et comme ils ignorent les causes d'un art si merveilleux, ils concluent que ce ne sont point des lois mécaniques, mais une industrie divine et surnaturelle qui a formé cet ouvrage et en a disposé les parties de façon qu'elles ne se nuisent point réciproquement. C'est pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s'efforce de comprendre les choses naturelles en philosophe, au lieu de les admirer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore comme les interprètes de la nature et de Dieu. Ils savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'étonnement, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité
Spinoza, Ethique IV, pr. 45, scolie
Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. En quoi, en effet, convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est ma règle, telle est ma conviction. Aucune divinité, nul autre qu'un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autre marque d'impuissance intérieure ; au contraire, plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons, plus il est nécessaire que nous participions à la nature divine.
20 août 2005
T. Mann, Le docteur Faustus, VI
L'âge est le passé devenu présent, un passé simplement recouvert d'un placage de présent.
Kant, Critique de la raison pure, Analytique des principes, introduction (note)
Le manque de faculté de juger est proprement ce que l'on nomme sottise, et à tel vice, il n'y a pas de remède.
Rousseau, fragment à Voltaire
Rien ne ressemble mieux à une production de l'enfer que toute violence qui se fait en l'honneur du ciel.
19 août 2005
Sextus Empiricus, Esquisses Pyrhoniennes, I, 10 [19]
Ceux qui disent que les sceptiques rejettent les choses apparentes me semblent ne pas avoir écouté ce que nous disons. Ce qui nous conduit à l'assentiment sans que nous le voulions conformément à une impression passive, nous ne le refusons pas, comme nous l'avons dit plus haut. Or c'est cela les choses apparentes. Mais quand nous cherchons si la réalité est telle qu'elle apparaît, nous accordons qu'elle apparaît, et notre recherche ne porte pas sur ce qui apparaît mais sur ce qui est dit de ce qui apparaît. Or cela est différent du fait de faire une recherche sur ce qui apparaît lui-même. Par exemple, le miel nous apparaît avoir une action adoucissante. De cela nous sommes d'accord, car nous subissons cette action adoucissante par nos sens. Mais, de plus, s'il est doux, pour autant que cela découle de l'argument précédent, nous continuons de le chercher : ce n'est pas la chose apparente mais quelque chose qui est dit de la chose apparente. Si nous proposons des arguments directement contre les choses apparentes, nous ne proposons pas ces arguments dans l'intention de rejeter les choses apparentes, mais pour bien montrer la précipitation des dogmatiques ; car si le raisonnement est trompeur au point qu'il s'en faille de peu qu'il ne dérobe même les choses apparentes sous nos yeux, combien ne faut-il pas se défier de lui dans le cas des choses obscures, pour que nous ne soyons pas entraînés par lui à nous précipiter ?
Kant, Critique de la raison pure, 1ère édition, préface
... les sceptiques, une espèce de nomades, qui ont en horreur tout établissement stable sur le sol.
14 août 2005
Lao Tseu, Tao te king, XXIV
Celui qui se dresse sur ses pieds ne peut se tenir droit, celui qui étend les jambes ne peut marcher. Celui qui tient à ses vues n'est point éclairé. Celui qui s'approuve lui-même ne brille pas. Celui qui se vante n'a point de mérite. Celui qui se glorifie ne subsiste pas longtemps. Si l'on juge cette conduite selon le Tao, on la compare à un reste d'aliments ou à un goitre hideux qui inspirent aux hommes un constant dégoût. C'est pourquoi celui qui possède le Tao ne s'attache pas à cela.
T. Mann, Buddenbrook, VI, 10
Comment ? N'y a-t-il de honte et de scandale dans la vie que lorsque les choses s'ébruitent et se colportent ? Ah ! non ! Le scandale secret qui vous ronge et vous dévore en silence l'estime que l'on a de soi-même est un scandale bien pire.
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