27 août 2005

Dostoïevsky, Les carnets du sous-sol, II, 10

... nous avons tous perdu l'habitude de la vie, nous sommes tous plus ou moins boiteux. Nous en avons tellement perdu l'habitude, même, qu'il nous arrive parfois de ressentir une sorte de répulsion envers la "vie vivante", et c'est pourquoi nous ne pouvons pas supporter qu'on nous rappelle qu'elle existe. Car où en sommes-nous arrivés ? La véritable "vie vivante", c'est tout juste si nous ne la ressentons pas comme un travail, comme un carrière, presque, et nous sommes tous d'accord, au fond de nous, que c'est mieux dans les livres. Et pourquoi nous agitons-nous parfois, pourquoi délirons-nous, et nous demandons-nous - quoi ? Nous ne le savons pas nous-mêmes. Ce serait pire pour nous, si nos prières délirantes se trouvaient exaucées. Tenez, essayez donc, mais oui, donnez-nous, par exemple, plus d'indépendance, déliez-nous les mains à tous, élargissez le champ de nos activités, relâchez la surveillance et nous... je vous assure : la première chose que nous ferons, c'est de redemander qu'on nous surveille. Je sais, peut-être, qu'après ce que je viens de dire, vous, vous allez vous fâcher contre moi, vous hurlerez, vous taperez des pieds : "Holà, parlez au moins pour vous, de vos petites misères dans le sous-sol, mais de quel droit dites-vous : nous tous ?" Permettez, messieurs, je ne pourrai pas me justifier, de toute façon, avec cette nous-toussité. Pour ce qui me concerne personnellement, tout ce que j'ai fait, c'est, dans ma vie, d'amener à la limite ce que, vous-mêmes, vous avez peur d'amener ne serait-ce qu'à la moitié, tout en prenant, en plus, votre lâcheté pour du bon sens - ce qui vous console, et qui vous berne. Si bien que, de nous tous, c'est moi, sans doute, qui ressors le plus "vivant". Mais ouvrez donc les yeux ! Nous ne savons même pas où il vit, ce vivant-là, et ce qu'il est vraiment, et comment il s'appelle ! Laissez-nous seuls, sans livres, et nous serons perdus, abonnés, nous ne saurons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous retenir ; quoi aimer, quoi haïr, quoi respecter, quoi mépriser ? Même être des hommes, cela nous pèse - des hommes avec un corps réel, à nous, avec du sang ; nous avons honte de cela, nous prenons cela pour une tache et nous cherchons à être des espèces d'hommes globaux fantasmatiques. Nous sommes tous morts-nés, et depuis bien longtemps, les pères qui nous engendrent, ils sont des morts eux-mêmes, et tout cela nous plaît de plus en plus. On y prend goût. Bientôt nous inventerons un moyen pour naître d'une idée.

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