03 mars 2007

Proust, La Prisonnière (, deuxième journée)

C'est le matin où il sort pour un duel qui va se dérouler dans des conditions particulièrement dangereuses ; alors lui apparaît tout d'un coup au moment où elle va peut-être lui être enlevée le prix d'une vie de laquelle il aurait pu profiter pour commencer une oeuvre ou seulement goûter des plaisirs, et dont il n'a su jouir en rien. "Si je pouvais ne pas être tué, se dit-il, comme je me mettrais au travail à la minute même, et aussi comme je m'amuserais." La vie a pris en effet soudain à ses yeux une valeur plus grande parce qu'il met dans la vie tout ce qu'il semble qu'elle peut donner, et non pas le peu qu'il lui fait donner habituellement. Il la voit selon son désir, non telle que son expérience lui a appris qu'il savait la rendre, c'est-à-dire si médiocre. Elle s'est à l'instant remplie des labeurs, des voyages, des courses de montagne, de toutes les belles choses qu'il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre impossibles, sans songer qu'elles l'étaient déjà avant qu'il fût question de duel, à cause des mauvaises habitudes qui même sans duel auraient continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé. Mais il retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages, à tout ce dont il avait craint un instant d'être à jamais dépouillé par la mort : il suffit pour cela de la vie.