25 décembre 2005

Plotin, Ennéade, V, 8, 9, 1

Ce monde sensible, avec chacune de ses parties restant ce qu'elle est sans se confondre avec une autre, saisissons-le par la pensée, autant que cela est possible, comme une unité dans laquelle tout tient ensemble, de telle sorte que, si l'une quelconque de ses parties nous apparaît (par exemple la sphère extérieure qui enveloppe le ciel), la représentation du soleil et en même temps celle des autres astres suivent immédiatement et deviennent visibles aussi la terre, la mer et tous les vivants, de la même manière qu'il serait possible que, dans une sphère transparente toutes choses puissent effectivement devenir visibles. Qu'il y ait donc dans l'âme une représentation lumineuse de cette sphère, contenant tout en elle... gardant cette représentation en toi-même, forme toi en toi-même une autre représentation, en supprimant cette fois la masse ; supprime aussi l'espace et l'imagination de la matière, sans essayer de concevoir une sphère plus petite que celle-ci par la masse.

13 décembre 2005

Freud, Le malaise dans la culture, V (G.W. 468)

Une des exigences d'idéal, comme nous les nommons, de la société de la culture peut ici nous mettre sur la bonne piste. Elle s'énonce : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ; elle est universellement célèbre, assurément plus ancienne que le christianisme, qui la met en avant comme la revendication dont il est le plus fier, mais certainement pas très ancienne ; en des temps historiques, elle était encore étrangère aux hommes. Adoptons envers elle une attitude naïve, comme si nous en entendions parler pour la première fois. Nous ne pouvons alors réprimer un sentiment de suprise et de déconcertement. Pourquoi devrions-nous l'aimer ? En quoi cela nous aiderait-il ? Mais avant tout, comment mettrons-nous cela en pratique ? Comment cela nous sera-t-il possible ? Mon amour est quelque chose qui m'est précieux, je n'ai pas le droit de le gaspiller sans en rendre compte. Il m'impose des devoirs que je dois être prêt à remplir au prix de sacrifices. Si j'en aime un autre, il faut qu'il le mérite de quelque façon (je fais abstraction du profit qu'il peut m'apporter, ainsi que de sa significativité possible pour moi comme objet sexuel ; ces deux sortes de relations n'entrent pas en ligne de compte concernant le précepte de l'amour du prochain). Il le mérite lorsque, sur des points importants, il est si semblable à moi que je peux m'aimer moi-même en lui ; il le mérite lorsqu'il est tellement plus parfait que moi que je puis aimer en lui l'idéal que j'ai de ma propre personne ; il me faut l'aimer s'il est le fils de mon ami, car la douleur de l'ami, si une souffrance le frappe, serait aussi ma douleur, il me faudrait la partager. Mais s'il m'est étranger et ne peut m'attirer, ni par aucune valeur propre, ni par aucune significativité déjà acquise pour ma vie de sentiment, il me sera difficile de l'aimer. Et même, je commets par là une injustice, car mon amour est considéré par tous les miens comme une préférence ; je suis injuste envers eux en les mettant sur le même pied que l'étranger. Or si je dois l'aimer de cet amour universel, uniquement parce qu'il est un être de cette terre, tout comme l'insecte, le ver de terre, la couleuvre, alors, je le crains, il ne lui reviendra qu'un montant d'amour infime et qui ne saurait atteindre ce que, selon le jugement de la raison, je suis fondé à me réserver pour moi-même. A quoi bon un précepte à l'allure si solennelle, si son accomplissement ne peut se recommander de la raison ?
En y regardant de plus près, je trouve encore plus de difficultés. Non seulement cet étranger n'est pas, en général, digne d'être aimé, mais, je dois le confesser honnêtement, il a davantage droit à mon hostilité qu'à ma haine. Il ne semble pas avoir le moindre amour pour moi, ne me témoigne pas le plus infime égard. Quand cela lui apporte un profit, il n'a aucune scrupule à me nuire, sans se demander non plus si le degré de son profit correspond à l'ampleur du dommage qu'il m'inflige. D'ailleurs, il n'a même pas besoin d'en tirer profit ; pour peu qu'il puisse satisfaire par là tel ou tel désir, il n'hésite pas à me railler, m'offenser, me calomnier, faire montre envers moi de sa puissance ; plus il ressent d'assurance, plus je suis en détresse, plus je puis m'attendre avec assurance à ce qu'il se conduise ainsi envers moi. S'il se comporte autrement, s'il me témoigne à moi, l'étranger, égards et ménagements, je suis prêt, de toute façon, sans le fameux précepte, à lui rendre exactement la pareille. D'ailleurs, si ce commandement grandiose disait : Aime ton prochain comme ton prochain t'aime, je ne contesterais pas. Il y a un second commandement qui me semble encore plus inconcevable et déchaîne en moi une rébellion encore plus véhémente. C'est : Aime tes ennemis. Si je réfléchis bien, j'ai tort de l'écarter comme une exigence encore plus abusive. C'est au fond la même chose.
Je crois maintenant entendre une voix pleine de dignité m'exhorter : C'est justement parce que le prochain n'est pas digne d'être aimé et qu'il est plutôt ton ennemi que tu dois l'aimer comme toi-même. Je comprends alors que c'est un cas semblable au Credo quia absurdum.

09 décembre 2005

Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 9

Si l'on concentre son attention uniquement sur la constitution civile et ses lois d'une part, et d'autre part sur les relations internationales, dans la mesure où ces deux éléments ont servi, pendant un certain temps, par ce qu'ils renfermaient de bon, à élever les peuples (et avec eux aussi les arts et les sciences) et à les glorifier, mais aussi, par leurs aspects défectueux, à précipiter leur chute - d'une façon telle, cependant, qu'il subsistait toujours un germe de lumières qui, développé davantage par chaque révolution, préparait une étape plus élevée dans la voie de l'amélioration -, on découvrira, je crois, un fil conducteur qui ne sera pas seulement utile à l'explication du jeu confus des affaires humaines, ou à la prophétie politique des transformations futures (profit qu'on a déjà tiré d'autre part de l'histoire des hommes, alors même qu'on la considérait comme l'effet incohérent d'une liberté sans règle !), mais qui ouvrira (ce que l'on ne peut avoir des raisons d'espérer si l'on ne présuppose pas un plan de la nature) une perspective consolante sur l'avenir, où l'espèce humaine est représentée dans une ère très lointaine comme travaillant cependant à s'élever enfin à un état où tous les germes que la nature a placés en elle pourront être complètement développés, et sa destination ici-bas pleinement accomplie. Une telle justification de la nature - ou mieux de la Providence - est un motif non négligeable pour choisir un point de vue particulier dans la contemplation du monde. Car à quoi bon vanter la magnificience et la sagesse de la création dans le domaine de la nature d'où la raison est absente, à quoi bon recommander cette contemplation si la partie de la vaste scène de la sagesse suprême qui précisément contient le but de tout le reste - à savoir l'histoire de l'espèce humaine - doit demeurer une éternelle objection dont la vue nous contraint, à contrecoeur, à détourner les yeux de ce spectacle et nous conduit, désespérés d'y jamais rencontrer un dessein rationnel parfait, à n'espérer celui-ci que dans un autre monde.