13 décembre 2005

Freud, Le malaise dans la culture, V (G.W. 468)

Une des exigences d'idéal, comme nous les nommons, de la société de la culture peut ici nous mettre sur la bonne piste. Elle s'énonce : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ; elle est universellement célèbre, assurément plus ancienne que le christianisme, qui la met en avant comme la revendication dont il est le plus fier, mais certainement pas très ancienne ; en des temps historiques, elle était encore étrangère aux hommes. Adoptons envers elle une attitude naïve, comme si nous en entendions parler pour la première fois. Nous ne pouvons alors réprimer un sentiment de suprise et de déconcertement. Pourquoi devrions-nous l'aimer ? En quoi cela nous aiderait-il ? Mais avant tout, comment mettrons-nous cela en pratique ? Comment cela nous sera-t-il possible ? Mon amour est quelque chose qui m'est précieux, je n'ai pas le droit de le gaspiller sans en rendre compte. Il m'impose des devoirs que je dois être prêt à remplir au prix de sacrifices. Si j'en aime un autre, il faut qu'il le mérite de quelque façon (je fais abstraction du profit qu'il peut m'apporter, ainsi que de sa significativité possible pour moi comme objet sexuel ; ces deux sortes de relations n'entrent pas en ligne de compte concernant le précepte de l'amour du prochain). Il le mérite lorsque, sur des points importants, il est si semblable à moi que je peux m'aimer moi-même en lui ; il le mérite lorsqu'il est tellement plus parfait que moi que je puis aimer en lui l'idéal que j'ai de ma propre personne ; il me faut l'aimer s'il est le fils de mon ami, car la douleur de l'ami, si une souffrance le frappe, serait aussi ma douleur, il me faudrait la partager. Mais s'il m'est étranger et ne peut m'attirer, ni par aucune valeur propre, ni par aucune significativité déjà acquise pour ma vie de sentiment, il me sera difficile de l'aimer. Et même, je commets par là une injustice, car mon amour est considéré par tous les miens comme une préférence ; je suis injuste envers eux en les mettant sur le même pied que l'étranger. Or si je dois l'aimer de cet amour universel, uniquement parce qu'il est un être de cette terre, tout comme l'insecte, le ver de terre, la couleuvre, alors, je le crains, il ne lui reviendra qu'un montant d'amour infime et qui ne saurait atteindre ce que, selon le jugement de la raison, je suis fondé à me réserver pour moi-même. A quoi bon un précepte à l'allure si solennelle, si son accomplissement ne peut se recommander de la raison ?
En y regardant de plus près, je trouve encore plus de difficultés. Non seulement cet étranger n'est pas, en général, digne d'être aimé, mais, je dois le confesser honnêtement, il a davantage droit à mon hostilité qu'à ma haine. Il ne semble pas avoir le moindre amour pour moi, ne me témoigne pas le plus infime égard. Quand cela lui apporte un profit, il n'a aucune scrupule à me nuire, sans se demander non plus si le degré de son profit correspond à l'ampleur du dommage qu'il m'inflige. D'ailleurs, il n'a même pas besoin d'en tirer profit ; pour peu qu'il puisse satisfaire par là tel ou tel désir, il n'hésite pas à me railler, m'offenser, me calomnier, faire montre envers moi de sa puissance ; plus il ressent d'assurance, plus je suis en détresse, plus je puis m'attendre avec assurance à ce qu'il se conduise ainsi envers moi. S'il se comporte autrement, s'il me témoigne à moi, l'étranger, égards et ménagements, je suis prêt, de toute façon, sans le fameux précepte, à lui rendre exactement la pareille. D'ailleurs, si ce commandement grandiose disait : Aime ton prochain comme ton prochain t'aime, je ne contesterais pas. Il y a un second commandement qui me semble encore plus inconcevable et déchaîne en moi une rébellion encore plus véhémente. C'est : Aime tes ennemis. Si je réfléchis bien, j'ai tort de l'écarter comme une exigence encore plus abusive. C'est au fond la même chose.
Je crois maintenant entendre une voix pleine de dignité m'exhorter : C'est justement parce que le prochain n'est pas digne d'être aimé et qu'il est plutôt ton ennemi que tu dois l'aimer comme toi-même. Je comprends alors que c'est un cas semblable au Credo quia absurdum.

Aucun commentaire: