28 mai 2006

Laozi, Traité du vide parfait, VII, 7

- YANZI : Comment nourrir son principe vital ?
- GUANZI : Laissez aller, sans obstruction, sans entraves.
- Y. : Comment atteindre ce but ?
- G. : Que les oreilles écoutent ce qu'elles désirent, que les yeux regardent ce qu'ils désirent, que le nez hume ce qu'il désire, que la bouche exprime ce qu'elle désire, que le corps se repose comme il désire, et que la volonté réalise ce qu'elle désire. Les oreilles désirent écouter de la musique, je dis qu'il y a entrave à l'ouïe si elles ne le peuvent. Les yeux désirent regarder de la beauté, je dis qu'il y a entrave à la vue s'ils ne le peuvent. Le nez désire humer des parfums, je dis qu'il y a entrave à l'odorat s'il ne le peut. La bouche désire exprimer la vérité, je dis qu'il y a entrave à la connaissance si elle ne le peut. Le corps désire se reposer dans un lieu confortable, je dis qu'il y a entrave au bien-être s'il ne le peut. La volonté désire jouir de la liberté, je dis qu'il y a entrave à la nature si elle ne le peut. Ces entraves sont des tyrans. Eliminer ces tyrans et attendre la mort, un jour, un mois ou un an, c'est ce que j'appelle nourrir son principe vital. Quiconque reste attaché à ces tyrans, s'y soumet au lieu de les combattre, vit pitoyablement. Vivrait-il cent ans, mille ans ou dix mille ans, je ne dirais pas qu'il a nourri son principe vital. Maintenant que je t'ai renseigné sur ce que signifie nourrir son principe vital, que me diras-tu des obsèques ?
- Y. : Les obsèques sont sans importance. Que dire de plus ?
- G. : Je désire t'entendre à ce sujet.
- Y. : Qu'importe ce qui se passera après ma mort. J'accepte que l'on m'incinère, me jette dans l'eau, m'enterre, me laisse à l'air, m'enveloppe de paille et me jette dans un ravin ou qu'on me vête de soie et dépose dans un sarcophage.

Guanzi regarda Bao Shu et Huangzi avant de dire : "Nous avons compris tous les deux la Voie de la vie et de la mort."

26 mai 2006

Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1ère édition, préface

Dans cette existence dont on ne sait si l'on doit rire ou pleurer, il faut bien faire à la plaisanterie sa part ; il n'est pas un journal assez grave pour s'y refuser.

25 mai 2006

Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 5

Il est légitime qu'un certain nombre des tendances libidinales refoulées soient directement satisfaites et que cette satisfaction soit obtenue par les moyens ordinaires. Notre civilisation, qui prétend à une autre culture, rend en réalité la vie trop difficile à la plupart des individus et, par l'effroi de la réalité, provoque des névroses sans qu'elle ait rien à gagner à cet excès de refoulement sexuel. Ne négligeons pas tout à fait ce qu'il y a d'animal dans notre nature. Notre idéal de civilisation n'exige pas qu'on renonce à la satisfaction de l'individu. Sans doute, il est tentant de transfigurer les éléments de la sexualité par le moyen d'une sublimation toujours plus étendue, pour le plus grand bien de la société. Mais, de même que dans une machine on ne peut transformer en travail mécanique utilisable la totalité de la chaleur dépensée, de même on ne peut espérer transmuer intégralement l'énergie provenant de l'instinct sexuel. Cela est impossible. Et en privant l'instinct sexuel de son aliment naturel, on provoque des conséquences fâcheuses.
Rappelez-vous l'histoire du cheval de Schilda. Les habitants de cette petite ville possédaient un cheval dont la force faisait leur admiration. Malheureusement, l'entretien de la bête coûtait fort cher ; on résolut donc, pour l'habituer à se passer de nourriture, de diminuer chaque jour d'un grain sa ration d'avoine. Ainsi fut fait : mais, lorsque le dernier grain fut supprimé, le cheval était mort. Les gens de Schilda ne surent jamais pourquoi.
Quant à moi, j'incline à croire qu'il est mort de faim, et qu'aucune bête n'est capable de travailler si on ne lui fournit sa ration d'avoine.

23 mai 2006

Stefan Zweig, Révélation inattendue d'un métier

Devant chaque manifestation de l'animalité, devant la fatigue, la faim, la nudité, devant chaque besoin de la chair douloureuse toutes les barrières qui séparent les hommes s'effondrent ; ces subtiles catégories qui partagent l'humanité en êtres justes et injustes, en honnêtes gens et en criminels disparaissent ; il ne reste plus que l'éternel animal, la pauvre créature terrestre, qui doit manger, boire, dormir comme vous et moi, comme tout le monde.

19 mai 2006

Montaigne, Les Essais, I, 26

Le premier goût que j'eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d'Ovide. Car, environ l'âge de sept ou huit ans, je me dérobais de tout autre plaisir pour les lire [...] Là, il me vint singulièrement à propos d'avoir affaire à un homme d'entendement de précepteur, qui sut dextrement conniver à cette mienne débauche, et autres pareilles. Car, par là, j'enfilai tout d'un trait Virgile en l'Enéide, et puis Térence, et puis Plaute, et des comédies italiennes, leurré toujours par la douceur du sujet. S'il eût été si fol de rompre ce train, j'estime que je n'eusse rapporté du collège que la haine des livres, comme fait quasi toute notre noblesse. Il s'y gouverna ingénieusement. Faisant semblant de n'en voir rien, il aiguisa ma faim, ne me laissant qu'à la dérobée gourmander ces livres, et me tenant doucement en office pour les autres études de la règle. Car les principales parties que mon père cherchait à ceux à qui il donnait charge de moi, c'était la débonnaireté et facilité de complexion. Aussi n'avait la mienne autre vice que langueur et paresse. Le danger n'était pas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien. Nul ne pronostiquait que je dusse devenir mauvais, mais inutile. On y prévoyait de la fainéantise, non pas de la malice [...] Pour en revenir à mon propos [l'éducation des enfants], il n'y a tel que d'allécher l'appétit et l'affection, autrement on ne fait que des ânes chargés de livres. On leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science, laquell, pour bien faire, il ne faut pas seulement loger chez soi, il la faut épouser.

14 mai 2006

Proust, Le côté de Guermantes, I

Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d'autrefois n'était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée préalable, abstraite, et fausse, du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique c'était justement cela. Je pensais tout à l'heure que si je n'avais pas eu de plaisir la première fois que j'avais entendu la Berma, c'est que comme jadis quand je retrouvais Gilberte aux Champs-Elysées, je venais à elle avec un trop grand désir. Entre les deux déceptions il n'y avait peut-être pas seulement cette ressemblance ; une autre aussi, plus profonde. L'impression que nous cause une personne, une oeuvre (ou une interprétation) fortement caractérisée, est comme une personne particulière. Mais nous avons apporté avec nous les idées de "beauté", "largeur de style", "pathétique", que nous pourrions à la rigueur avoir l'illusion de reconnaître dans la banalité d'un talent, d'un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l'insistance d'une forme dont il ne possède pas d'équivalent intellectuel, dont il lui faut dégager l'inconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande : "est-ce beau ? ce que j'éprouve ? est-ce de l'admiration ? est-ce cela la richesse de coloris, la noblesse, la puissance ?" Et ce qui lui répond de nouveau, c'est une voix aiguë, c'est un ton curieusement questionneur, c'est l'impression despotique causée par un être qu'on ne connaît pas, toute matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n'est laissé pour la "largeur de l'interprétation". Et à cause de cela ce sont les oeuvres vraiment belles, si elles sont sincèrement écoutées, qui doivent le plus nous décevoir, parce que dans la collection de nos idées il n'y en a aucune qui réponde à une impression individuelle.

06 mai 2006

Montaigne, Les Essais, III, 2

De fonder la récompense des actions vertueuses sur l'approbation d'autrui, c'est prendre un trop incertain et trouble fondement. Signamment en un siècle corrompu et ignorant comme celui-ci, la bonne estime du peuple est injurieuse ; à qui vous fiez-vous de voir ce qui est louable ? Dieu me garde d'être homme de bien selon la description que je vois faire tous les jours par honneur à chacun de soi. "Quae fuerant vitia, mores sunt." (1)Tels de mes amis ont parfois entrepris de me chapitrer et mercurialiser à coeur ouvert ou de leur propre mouvement, ou semons par moi, comme d'un office qui, à une âme bien faite, non en utilité seulement, mais en douceur aussi surpasse tous les offices de l'amitié. Je l'ai toujours accueilli des bras de la courtoisie et reconnaissance les plus ouverts. Mais à en parler asteure en conscience, j'ai souvent trouvé en leurs reproches et louanges tant de fausse mesure que je n'eusse guère failli de faillir plutôt que de bien faire à leur mode. Nous autres principalement, qui vivons une vie privée qui n'est en montre qu'à nous, devons avoir établi un patron au-dedans, auquel toucher nos actions, et, selon icelui, nous caresser tantôt, tantôt nous châtier. J'ai mes lois et ma cour pour juger de moi, et m'y adresse plus qu'ailleurs. Je restreins bien selon autrui mes actions, mais je ne les étends que selon moi. Il n'y a que vous qui sache si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux ; les autres ne vous voient point ; ils vous devinent par conjectures incertaines ; ils voient non tant votre nature que votre art. Par ainsi ne vous tenez pas à leur sentence ; tenez-vous à la vôtre.


(1) : "Les vices d'autrefois sont devenus les moeurs d'aujourd'hui", Sénèque, L. 39.