06 mai 2006

Montaigne, Les Essais, III, 2

De fonder la récompense des actions vertueuses sur l'approbation d'autrui, c'est prendre un trop incertain et trouble fondement. Signamment en un siècle corrompu et ignorant comme celui-ci, la bonne estime du peuple est injurieuse ; à qui vous fiez-vous de voir ce qui est louable ? Dieu me garde d'être homme de bien selon la description que je vois faire tous les jours par honneur à chacun de soi. "Quae fuerant vitia, mores sunt." (1)Tels de mes amis ont parfois entrepris de me chapitrer et mercurialiser à coeur ouvert ou de leur propre mouvement, ou semons par moi, comme d'un office qui, à une âme bien faite, non en utilité seulement, mais en douceur aussi surpasse tous les offices de l'amitié. Je l'ai toujours accueilli des bras de la courtoisie et reconnaissance les plus ouverts. Mais à en parler asteure en conscience, j'ai souvent trouvé en leurs reproches et louanges tant de fausse mesure que je n'eusse guère failli de faillir plutôt que de bien faire à leur mode. Nous autres principalement, qui vivons une vie privée qui n'est en montre qu'à nous, devons avoir établi un patron au-dedans, auquel toucher nos actions, et, selon icelui, nous caresser tantôt, tantôt nous châtier. J'ai mes lois et ma cour pour juger de moi, et m'y adresse plus qu'ailleurs. Je restreins bien selon autrui mes actions, mais je ne les étends que selon moi. Il n'y a que vous qui sache si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux ; les autres ne vous voient point ; ils vous devinent par conjectures incertaines ; ils voient non tant votre nature que votre art. Par ainsi ne vous tenez pas à leur sentence ; tenez-vous à la vôtre.


(1) : "Les vices d'autrefois sont devenus les moeurs d'aujourd'hui", Sénèque, L. 39.

Aucun commentaire: