14 mai 2006

Proust, Le côté de Guermantes, I

Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d'autrefois n'était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée préalable, abstraite, et fausse, du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique c'était justement cela. Je pensais tout à l'heure que si je n'avais pas eu de plaisir la première fois que j'avais entendu la Berma, c'est que comme jadis quand je retrouvais Gilberte aux Champs-Elysées, je venais à elle avec un trop grand désir. Entre les deux déceptions il n'y avait peut-être pas seulement cette ressemblance ; une autre aussi, plus profonde. L'impression que nous cause une personne, une oeuvre (ou une interprétation) fortement caractérisée, est comme une personne particulière. Mais nous avons apporté avec nous les idées de "beauté", "largeur de style", "pathétique", que nous pourrions à la rigueur avoir l'illusion de reconnaître dans la banalité d'un talent, d'un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l'insistance d'une forme dont il ne possède pas d'équivalent intellectuel, dont il lui faut dégager l'inconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande : "est-ce beau ? ce que j'éprouve ? est-ce de l'admiration ? est-ce cela la richesse de coloris, la noblesse, la puissance ?" Et ce qui lui répond de nouveau, c'est une voix aiguë, c'est un ton curieusement questionneur, c'est l'impression despotique causée par un être qu'on ne connaît pas, toute matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n'est laissé pour la "largeur de l'interprétation". Et à cause de cela ce sont les oeuvres vraiment belles, si elles sont sincèrement écoutées, qui doivent le plus nous décevoir, parce que dans la collection de nos idées il n'y en a aucune qui réponde à une impression individuelle.

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