05 mars 2013

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, lxx

En vérité, je vous le dis, par pitié et fraternité de pitié et humble bonté de pitié, ne pas haïr importe plus que l'illusoire amour du prochain, imaginaire amour, mensonge à soi-même, amour dilué, esthétique amour tout d'apparat, léger amour à tous donné, et c'est-à-dire à personne, amour indifférent, angélique cantique, théâtrale déclaration, amour de soi et quête d'une présomptueuse sainteté, vanité et poursuite du vent, dangereux amour mainteneur d'injustice par ce trompeur amour fardée et justifiée, ô affreuse coexistence de l'amour du prochain et de l'injustice, stérile amour qui au long de deux mille années n'a empêché ni les guerres et leurs tueries, ni les bûchers de l'Inquisition, ni les pogromes, ni l'énorme assassinat allemand, ô affreuse coexistence de l'amour du prochain et de la haine. 

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, lxix

Sans le camelot et ses pareils en méchancetés, ses innombrables pareils d'Allemagne et d'ailleurs, il n'y aurait pas eu les camps allemands et le peuple décharné de mes frères encore vivants dans leurs couches de bois, léthargiques à peine remuants qui attendaient en leurs guenilles rayées, ou nus déjà et les os démesurés sous les flasques peaux vides, attendaient leur tour dans les couches étagées, attendaient leur tour de mourir, attendaient avec l'indifférence de la prostration, attendaient, cachectiques et détachés, attendaient, desséchés, attendaient, avec parfois un geste malade, un geste sans but et très lent, attendaient, étendus ou accroupis en leurs couches dures, attendaient, indifférents à la vermine, attendaient, les yeux encore vivants dans les vastes orbites effrayantes, yeux d'oiseaux nocturnes, yeux agrandis dans les faces creusées, attendaient, avec parfois un malade regard vers les suicidés de la nuit, piètres pantins pendus, attendaient, se souvenant des temps heureux, attendaient leur mort et la savaient proche, attendaient, respirant encore, respirant les effrayants relents annonciateurs, relents sortis des cheminées allemandes, longues cheminées des crématoires allemands, attendaient leur tour de tomber les uns sur les autres, avec les souillures de la peur, de tomber dans les chambres sifflantes de gaz Cyclone, chambres allemandes et gaz allemand. A cause de qui allaient-ils tomber, étiques dénudés, tomber les uns sur les autres, les yeux ouverts ? A cause du blond camelot et de ses pareils en méchancetés, ses innombrables pareils d'Allemagne et d'ailleurs, tous les haïsseurs de juifs. 

Oui, ces yeux morts mais ouverts vous regardent, haïsseurs, vous regardent lorsque tendrement vous baisez la joue de votre femme ou le front de votre fils, vous regardent lorsque vous riez, vous regardent lorsque paisiblement vous dormez, vous regardent lorsque vous priez, vous regarderont lorsque vous agoniserez, mains écartant les draps. 

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, xix

Pardonner de véritable pardon, c'est savoir que l'offenseur est mon frère en la mort, un futur agonisant qui connaîtra les horreurs de la vallée des épouvantements, et déjà il mérite pitié et tendresse de pitié, et il a tous les droits sur moi, augustes droits de son malheur à venir, malheur certain, et comment alors ne pas lui pardonner ?

Pardonner de véritable pardon, c'est aussi comprendre que l'offense était inéluctable, et le comprendre parce que, par pitié et tendresse de pitié, soudain je suis l'autre et lui-même devenu, et je le connais, je le connais le pauvre offenseur, un innocent méchant, toujours innocent, un malheureux chargé de chromosomes malchanceux, un irresponsable résultat, et rien n'est sa faute, et comment alors lui en vouloir et lui reprocher d'être ce qu'il ne peut pas ne pas être, comment lui en vouloir et lui reprocher d'avoir commis ce qu'il ne pouvait pas ne pas commettre, comment ne pas lui pardonner ?

04 mars 2013

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, vi

... tout en clamant depuis des siècles leur amour du prochain, tout en s'en délicieusement gargarisant, ces singes vêtus continuent à adorer la force sous tous ses masques, l'horrible force qui est la capacité de nuire et dont l'ultime racine et sanction est l'antique et auguste pouvoir de tuer, et ces carnassiers adorent la guerre qui leur est exaltante et sacrée, et ils en parlent avec pompe et respect, et ils se rengorgent de leurs batailles et de leurs victoires militaires dont ils suçotent les chères dates, et ils admirent et adorent leurs héros et grands meurtriers, leurs conquérants, leurs dictateurs, leurs maréchaux et amiraux, compétents tueurs entourés de révérence, et tout en jouant à aimer leur prochain, ils continuent à haïr, et déjà sur les murs d'Aix-en-Provence, en l'an de grâce mil neuf cent soixante-dix, ont été inscrites ces nobles paroles Que crève la charogne juive et que revienne l'heureux temps du génocide ! Ô amour du prochain.

03 mars 2013

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, v

Oh, ces comiques mâles qui circulent, velus descendants d'anthropopithèques et adorateurs de la force, animal pouvoir de meurtre, qui circulent en croyant qu'ils seront toujours vivants, et ils discutent avec une basse passion de cette chère équipe de football qui n'aurait pas dû être battue, et quel coup pour l'honneur national, et c'est la faute de ce fumier d'arbitre, et ils discutent aussi, avec une fureur d'amour, de la glorieuse victoire de leur héros national, cet admirable coureur cycliste qui sait tout aussi bien qu'un singe remuer vite ses pattes sur deux roues, et ils le vénèrent et l'adorent, ces crétins, et de sa victoire ils sont heureux, ces malheureux, et ils ne se doutent pas que le bois de leur cercueil existe déjà, dans une scierie ou dans une forêt, et les attend.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, iv

... et je dépose mes tristesses, stériles plaintes offertes à l'avenir, et aussi quelques fleurs séchées, restes des funérailles de mon cœur, mes fleurs pour ceux que j'ai aimés en silence et sans vouloir en être aimé, car ils n'aiment jamais assez.