05 mars 2013

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, lxix

Sans le camelot et ses pareils en méchancetés, ses innombrables pareils d'Allemagne et d'ailleurs, il n'y aurait pas eu les camps allemands et le peuple décharné de mes frères encore vivants dans leurs couches de bois, léthargiques à peine remuants qui attendaient en leurs guenilles rayées, ou nus déjà et les os démesurés sous les flasques peaux vides, attendaient leur tour dans les couches étagées, attendaient leur tour de mourir, attendaient avec l'indifférence de la prostration, attendaient, cachectiques et détachés, attendaient, desséchés, attendaient, avec parfois un geste malade, un geste sans but et très lent, attendaient, étendus ou accroupis en leurs couches dures, attendaient, indifférents à la vermine, attendaient, les yeux encore vivants dans les vastes orbites effrayantes, yeux d'oiseaux nocturnes, yeux agrandis dans les faces creusées, attendaient, avec parfois un malade regard vers les suicidés de la nuit, piètres pantins pendus, attendaient, se souvenant des temps heureux, attendaient leur mort et la savaient proche, attendaient, respirant encore, respirant les effrayants relents annonciateurs, relents sortis des cheminées allemandes, longues cheminées des crématoires allemands, attendaient leur tour de tomber les uns sur les autres, avec les souillures de la peur, de tomber dans les chambres sifflantes de gaz Cyclone, chambres allemandes et gaz allemand. A cause de qui allaient-ils tomber, étiques dénudés, tomber les uns sur les autres, les yeux ouverts ? A cause du blond camelot et de ses pareils en méchancetés, ses innombrables pareils d'Allemagne et d'ailleurs, tous les haïsseurs de juifs. 

Oui, ces yeux morts mais ouverts vous regardent, haïsseurs, vous regardent lorsque tendrement vous baisez la joue de votre femme ou le front de votre fils, vous regardent lorsque vous riez, vous regardent lorsque paisiblement vous dormez, vous regardent lorsque vous priez, vous regarderont lorsque vous agoniserez, mains écartant les draps.