05 mars 2013

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, xix

Pardonner de véritable pardon, c'est savoir que l'offenseur est mon frère en la mort, un futur agonisant qui connaîtra les horreurs de la vallée des épouvantements, et déjà il mérite pitié et tendresse de pitié, et il a tous les droits sur moi, augustes droits de son malheur à venir, malheur certain, et comment alors ne pas lui pardonner ?

Pardonner de véritable pardon, c'est aussi comprendre que l'offense était inéluctable, et le comprendre parce que, par pitié et tendresse de pitié, soudain je suis l'autre et lui-même devenu, et je le connais, je le connais le pauvre offenseur, un innocent méchant, toujours innocent, un malheureux chargé de chromosomes malchanceux, un irresponsable résultat, et rien n'est sa faute, et comment alors lui en vouloir et lui reprocher d'être ce qu'il ne peut pas ne pas être, comment lui en vouloir et lui reprocher d'avoir commis ce qu'il ne pouvait pas ne pas commettre, comment ne pas lui pardonner ?