Ce monde sensible, avec chacune de ses parties restant ce qu'elle est sans se confondre avec une autre, saisissons-le par la pensée, autant que cela est possible, comme une unité dans laquelle tout tient ensemble, de telle sorte que, si l'une quelconque de ses parties nous apparaît (par exemple la sphère extérieure qui enveloppe le ciel), la représentation du soleil et en même temps celle des autres astres suivent immédiatement et deviennent visibles aussi la terre, la mer et tous les vivants, de la même manière qu'il serait possible que, dans une sphère transparente toutes choses puissent effectivement devenir visibles. Qu'il y ait donc dans l'âme une représentation lumineuse de cette sphère, contenant tout en elle... gardant cette représentation en toi-même, forme toi en toi-même une autre représentation, en supprimant cette fois la masse ; supprime aussi l'espace et l'imagination de la matière, sans essayer de concevoir une sphère plus petite que celle-ci par la masse.
25 décembre 2005
13 décembre 2005
Freud, Le malaise dans la culture, V (G.W. 468)
Une des exigences d'idéal, comme nous les nommons, de la société de la culture peut ici nous mettre sur la bonne piste. Elle s'énonce : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ; elle est universellement célèbre, assurément plus ancienne que le christianisme, qui la met en avant comme la revendication dont il est le plus fier, mais certainement pas très ancienne ; en des temps historiques, elle était encore étrangère aux hommes. Adoptons envers elle une attitude naïve, comme si nous en entendions parler pour la première fois. Nous ne pouvons alors réprimer un sentiment de suprise et de déconcertement. Pourquoi devrions-nous l'aimer ? En quoi cela nous aiderait-il ? Mais avant tout, comment mettrons-nous cela en pratique ? Comment cela nous sera-t-il possible ? Mon amour est quelque chose qui m'est précieux, je n'ai pas le droit de le gaspiller sans en rendre compte. Il m'impose des devoirs que je dois être prêt à remplir au prix de sacrifices. Si j'en aime un autre, il faut qu'il le mérite de quelque façon (je fais abstraction du profit qu'il peut m'apporter, ainsi que de sa significativité possible pour moi comme objet sexuel ; ces deux sortes de relations n'entrent pas en ligne de compte concernant le précepte de l'amour du prochain). Il le mérite lorsque, sur des points importants, il est si semblable à moi que je peux m'aimer moi-même en lui ; il le mérite lorsqu'il est tellement plus parfait que moi que je puis aimer en lui l'idéal que j'ai de ma propre personne ; il me faut l'aimer s'il est le fils de mon ami, car la douleur de l'ami, si une souffrance le frappe, serait aussi ma douleur, il me faudrait la partager. Mais s'il m'est étranger et ne peut m'attirer, ni par aucune valeur propre, ni par aucune significativité déjà acquise pour ma vie de sentiment, il me sera difficile de l'aimer. Et même, je commets par là une injustice, car mon amour est considéré par tous les miens comme une préférence ; je suis injuste envers eux en les mettant sur le même pied que l'étranger. Or si je dois l'aimer de cet amour universel, uniquement parce qu'il est un être de cette terre, tout comme l'insecte, le ver de terre, la couleuvre, alors, je le crains, il ne lui reviendra qu'un montant d'amour infime et qui ne saurait atteindre ce que, selon le jugement de la raison, je suis fondé à me réserver pour moi-même. A quoi bon un précepte à l'allure si solennelle, si son accomplissement ne peut se recommander de la raison ?
En y regardant de plus près, je trouve encore plus de difficultés. Non seulement cet étranger n'est pas, en général, digne d'être aimé, mais, je dois le confesser honnêtement, il a davantage droit à mon hostilité qu'à ma haine. Il ne semble pas avoir le moindre amour pour moi, ne me témoigne pas le plus infime égard. Quand cela lui apporte un profit, il n'a aucune scrupule à me nuire, sans se demander non plus si le degré de son profit correspond à l'ampleur du dommage qu'il m'inflige. D'ailleurs, il n'a même pas besoin d'en tirer profit ; pour peu qu'il puisse satisfaire par là tel ou tel désir, il n'hésite pas à me railler, m'offenser, me calomnier, faire montre envers moi de sa puissance ; plus il ressent d'assurance, plus je suis en détresse, plus je puis m'attendre avec assurance à ce qu'il se conduise ainsi envers moi. S'il se comporte autrement, s'il me témoigne à moi, l'étranger, égards et ménagements, je suis prêt, de toute façon, sans le fameux précepte, à lui rendre exactement la pareille. D'ailleurs, si ce commandement grandiose disait : Aime ton prochain comme ton prochain t'aime, je ne contesterais pas. Il y a un second commandement qui me semble encore plus inconcevable et déchaîne en moi une rébellion encore plus véhémente. C'est : Aime tes ennemis. Si je réfléchis bien, j'ai tort de l'écarter comme une exigence encore plus abusive. C'est au fond la même chose.
Je crois maintenant entendre une voix pleine de dignité m'exhorter : C'est justement parce que le prochain n'est pas digne d'être aimé et qu'il est plutôt ton ennemi que tu dois l'aimer comme toi-même. Je comprends alors que c'est un cas semblable au Credo quia absurdum.
En y regardant de plus près, je trouve encore plus de difficultés. Non seulement cet étranger n'est pas, en général, digne d'être aimé, mais, je dois le confesser honnêtement, il a davantage droit à mon hostilité qu'à ma haine. Il ne semble pas avoir le moindre amour pour moi, ne me témoigne pas le plus infime égard. Quand cela lui apporte un profit, il n'a aucune scrupule à me nuire, sans se demander non plus si le degré de son profit correspond à l'ampleur du dommage qu'il m'inflige. D'ailleurs, il n'a même pas besoin d'en tirer profit ; pour peu qu'il puisse satisfaire par là tel ou tel désir, il n'hésite pas à me railler, m'offenser, me calomnier, faire montre envers moi de sa puissance ; plus il ressent d'assurance, plus je suis en détresse, plus je puis m'attendre avec assurance à ce qu'il se conduise ainsi envers moi. S'il se comporte autrement, s'il me témoigne à moi, l'étranger, égards et ménagements, je suis prêt, de toute façon, sans le fameux précepte, à lui rendre exactement la pareille. D'ailleurs, si ce commandement grandiose disait : Aime ton prochain comme ton prochain t'aime, je ne contesterais pas. Il y a un second commandement qui me semble encore plus inconcevable et déchaîne en moi une rébellion encore plus véhémente. C'est : Aime tes ennemis. Si je réfléchis bien, j'ai tort de l'écarter comme une exigence encore plus abusive. C'est au fond la même chose.
Je crois maintenant entendre une voix pleine de dignité m'exhorter : C'est justement parce que le prochain n'est pas digne d'être aimé et qu'il est plutôt ton ennemi que tu dois l'aimer comme toi-même. Je comprends alors que c'est un cas semblable au Credo quia absurdum.
09 décembre 2005
Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 9
Si l'on concentre son attention uniquement sur la constitution civile et ses lois d'une part, et d'autre part sur les relations internationales, dans la mesure où ces deux éléments ont servi, pendant un certain temps, par ce qu'ils renfermaient de bon, à élever les peuples (et avec eux aussi les arts et les sciences) et à les glorifier, mais aussi, par leurs aspects défectueux, à précipiter leur chute - d'une façon telle, cependant, qu'il subsistait toujours un germe de lumières qui, développé davantage par chaque révolution, préparait une étape plus élevée dans la voie de l'amélioration -, on découvrira, je crois, un fil conducteur qui ne sera pas seulement utile à l'explication du jeu confus des affaires humaines, ou à la prophétie politique des transformations futures (profit qu'on a déjà tiré d'autre part de l'histoire des hommes, alors même qu'on la considérait comme l'effet incohérent d'une liberté sans règle !), mais qui ouvrira (ce que l'on ne peut avoir des raisons d'espérer si l'on ne présuppose pas un plan de la nature) une perspective consolante sur l'avenir, où l'espèce humaine est représentée dans une ère très lointaine comme travaillant cependant à s'élever enfin à un état où tous les germes que la nature a placés en elle pourront être complètement développés, et sa destination ici-bas pleinement accomplie. Une telle justification de la nature - ou mieux de la Providence - est un motif non négligeable pour choisir un point de vue particulier dans la contemplation du monde. Car à quoi bon vanter la magnificience et la sagesse de la création dans le domaine de la nature d'où la raison est absente, à quoi bon recommander cette contemplation si la partie de la vaste scène de la sagesse suprême qui précisément contient le but de tout le reste - à savoir l'histoire de l'espèce humaine - doit demeurer une éternelle objection dont la vue nous contraint, à contrecoeur, à détourner les yeux de ce spectacle et nous conduit, désespérés d'y jamais rencontrer un dessein rationnel parfait, à n'espérer celui-ci que dans un autre monde.
23 novembre 2005
Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie
Ne gardons pas d'animosité contre personne, autant que possible ; contentons-nous de bien noter les "procédés" de chacun, et souvenons-nous-en, pour fixer par là la valeur de chacun au moins en ce qui nous concerne, et pour régler en conséquence notre attitude et notre conduite envers les gens ; soyons toujours convaincus que le caractère ne change jamais (1) : oublier un vilain trait, c'est jeter par la fenêtre de l'argent péniblement acquis [...] " Ni aimer ni haïr" comprend la moitié de toute sagesse ; "ne rien dire et ne rien croire", voilà l'autre moitié. Il est vrai qu'on tournera volontiers le dos à un monde qui rend nécessaires des règles comme celles-là.
(édition PUF, coll. Quadrige, Paris, 2004, p. 144)
(édition PUF, coll. Quadrige, Paris, 2004, p. 144)
22 novembre 2005
Epicure, Lettre à Ménécée, 9
Songe que l'avenir n'est ni tout à fait à nous, ni tout à fait hors de nos prises, afin de ne pas l'attendre, comme s'il devait se réaliser à coup sûr et cependant de ne pas désespérer, comme s'il était assuré qu'il dût ne pas arriver.
23 octobre 2005
Lucrèce, De la nature, II, 1 ~ 39
Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense, d'observer du rivage le dur effort d'autrui, non que le tourment soit jamais un doux plaisir mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons. Lors des grands combats de la guerre, il nous plaît aussi de regarder sans risque les armées dans les plaines. Mais rien n'est plus doux que d'habiter les hauts lieux fortifiés solidement par le savoir des sages, temples de sérénité d'où l'on peut voir les autres errer sans trêve en bas, cherchant le chemin de la vie, rivalisant de talent, de gloire nobiliaire, s'efforçant nuit et jour par un labeur intense d'atteindre à l'opulence, au faîte du pouvoir.
Pitoyables esprits, coeurs aveugles des hommes ! Dans quelles ténèbres mortelles, quels dangers passe leur peu de vie ! Ne voient-ils l'évidence ? La nature en criant ne réclame rien d'autre sinon que la douleur soit éloignée du corps, que l'esprit jouisse de sensations heureuses, délivré de soucis et de crainte affranchi.
Ainsi nous le voyons, bien peu de choses sont nécessaires à la nature corporelle et tout ce qui ôte la douleur peut aussi nous donner maintes délices en échange. Il est parfois plus agréable, et la nature est satisfaite, si l'on ne possède statues dorées d'éphèbes tenant en main droite des flambeaux allumés pour fournir leur lumière aux nocturnes festins, ni maison brillant d'or et reluisant d'argent, ni cithares résonnant sous des lambris dorés, de pouvoir entre amis, couchés dans l'herbe tendre, auprès d'une rivière, sous les branches d'un grand arbre, choyer allègrement son corps à peu de frais, surtout quand le temps sourit et que la saison parsème de mille fleurs les prairies verdissantes.
Pitoyables esprits, coeurs aveugles des hommes ! Dans quelles ténèbres mortelles, quels dangers passe leur peu de vie ! Ne voient-ils l'évidence ? La nature en criant ne réclame rien d'autre sinon que la douleur soit éloignée du corps, que l'esprit jouisse de sensations heureuses, délivré de soucis et de crainte affranchi.
Ainsi nous le voyons, bien peu de choses sont nécessaires à la nature corporelle et tout ce qui ôte la douleur peut aussi nous donner maintes délices en échange. Il est parfois plus agréable, et la nature est satisfaite, si l'on ne possède statues dorées d'éphèbes tenant en main droite des flambeaux allumés pour fournir leur lumière aux nocturnes festins, ni maison brillant d'or et reluisant d'argent, ni cithares résonnant sous des lambris dorés, de pouvoir entre amis, couchés dans l'herbe tendre, auprès d'une rivière, sous les branches d'un grand arbre, choyer allègrement son corps à peu de frais, surtout quand le temps sourit et que la saison parsème de mille fleurs les prairies verdissantes.
Et les fièvres ne quittent pas plus vite le corps si l'on s'agite sur de riches brocarts de pourpre que si l'on doit coucher sur un drap plébéien. Les trésors donc à notre corps ne profitant, non plus que la noblesse ou la gloire d'un trône, il ne reste qu'à les juger vains pour l'esprit.
18 octobre 2005
Kipling, The Jungle Books, I, Kaa's hunting
"Listen, man-cub, " said the bear, and his voice rumbled like thunder on a hot night. "I have taught thee all the Law of the Jungle for all the peoples of the jungle - except the Monkey-Folk who live in the trees. They have no Law. They are outcaste. They have no speech of their own, but use the stolen words which they overheard when they listen, and peep, and wait up above in the branches. Their way is not our way. They are without leaders. They have no remembrance. They boast and chatter and pretend that they are a great people about to do great affairs in the jungle, but the falling of a nut turns their minds to laughter and all is forgotten. We of the jungle have no dealings with them. We do not drink where the monkeys drink ; we do not go where the monkeys go ; we do not hunt where they hunt ; we do not die where they die."
02 octobre 2005
La Bruyère, Caractères, IV, 42
Donner, c'est agir : ce n'est pas souffrir de ses bienfaits, ni céder à l'importunité ou à la nécessité de ceux qui nous demandent.
Shakespeare, Le Marchand de Venise, I, 2
O me, the word "choose" ! I may neither choose who I would nor refuse who I dislike.
Racine, Bérénice, II, 2
Enfin tout ce qu'Amour a de noeuds plus puissants,
Doux reproches, transports sans cesse renaissants,
Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,
Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.
Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
T. Bernhard, Maîtres anciens
Nous haïssons les gens et nous voulons tout de même vivre avec eux, parce que c'est seulement avec les gens et parmi eux que nous avons une chance de continuer à vivre et de ne pas devenir fous.
Rousseau, Emile, V
L'essentiel est d'être ce que nous fit la nature ; on n'est toujours que trop ce que les hommes veulent que l'on soit.
28 septembre 2005
Zohar, III, 202a (in G. Sholem, La kabbale et sa symbolique)
Dans chaque mot brillent de nombreuses lumières.
T. Hobbes, Léviathan, I, 4
La sensation et l'imagination naturelles ne sont pas sujettes à l'absurdité. La nature, en elle-même, ne peut se tromper.
T. Hobbes, Léviathan, I, 3
Dans la nature, seul le présent existe ; les choses passées n'existent que dans le souvenir, et quant aux choses à venir elles n'ont pas d'existence du tout.
21 septembre 2005
Rilke, lettre du 08 juin 1897 à Lou Andreas-Salomé
Ma limpide source ! Quelle reconnaissance j'aurai pour toi. Je ne veux plus voir de fleurs, de ciel, de soleil - autrement qu'en toi. Tout est tellement plus beau, plus fabuleux tel que tu le regardes : la fleur sur tes bords, qui - je le sais du temps où je devais voir les choses sans toi - tremble de froid dans la mousse, seule et terne, dans ta bonté se reflète claire, vibrante, et touche presque de sa petite tête le ciel qui rayonne de ta profondeur. Et le rayon de soleil qui arrive poussiéreux et unique à tes confins se transfigure et se multiplie en pluie d'étincelles dans les ondes lumineuses de ton âme. Ma limpide source. C'est à travers toi que je veux voir le monde, car, du même coup, je verrai, non plus le monde, mais toi seule, toi, toi !
20 septembre 2005
La Bruyère, Caractères, IV, 23
Etre avec des gens qu'on aime, cela suffit ; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.
T. Bernhard, Le naufragé
L'enfant avait été projeté dans cette machine de l'existence par la mère, le père assurait sa vie durant le fonctionnement de cette machine de l'existence dans laquelle le fils finissait haché menu. Les parents savent très bien qu'ils prolongent dans leurs enfants la misère qu'ils incarnent, ils procèdent avec cruauté en faisant des enfants et en les projetant dans la machine de l'existence...
12 septembre 2005
Conrad, Victoire, I, 6
Le monde est un chien méchant. Il vous mord si vous lui en donnez l'occasion, mais je crois qu'ici nous pouvons défier sans danger le destin.
01 septembre 2005
Kant, Critique de la raison pure, Méthodologie, I, section 2, 3
Laissez donc parler votre adversaire, quand il ne fait que parler raison, et combattez simplement avec les armes de la raison.
27 août 2005
Dostoïevsky, Les carnets du sous-sol, II, 10
... nous avons tous perdu l'habitude de la vie, nous sommes tous plus ou moins boiteux. Nous en avons tellement perdu l'habitude, même, qu'il nous arrive parfois de ressentir une sorte de répulsion envers la "vie vivante", et c'est pourquoi nous ne pouvons pas supporter qu'on nous rappelle qu'elle existe. Car où en sommes-nous arrivés ? La véritable "vie vivante", c'est tout juste si nous ne la ressentons pas comme un travail, comme un carrière, presque, et nous sommes tous d'accord, au fond de nous, que c'est mieux dans les livres. Et pourquoi nous agitons-nous parfois, pourquoi délirons-nous, et nous demandons-nous - quoi ? Nous ne le savons pas nous-mêmes. Ce serait pire pour nous, si nos prières délirantes se trouvaient exaucées. Tenez, essayez donc, mais oui, donnez-nous, par exemple, plus d'indépendance, déliez-nous les mains à tous, élargissez le champ de nos activités, relâchez la surveillance et nous... je vous assure : la première chose que nous ferons, c'est de redemander qu'on nous surveille. Je sais, peut-être, qu'après ce que je viens de dire, vous, vous allez vous fâcher contre moi, vous hurlerez, vous taperez des pieds : "Holà, parlez au moins pour vous, de vos petites misères dans le sous-sol, mais de quel droit dites-vous : nous tous ?" Permettez, messieurs, je ne pourrai pas me justifier, de toute façon, avec cette nous-toussité. Pour ce qui me concerne personnellement, tout ce que j'ai fait, c'est, dans ma vie, d'amener à la limite ce que, vous-mêmes, vous avez peur d'amener ne serait-ce qu'à la moitié, tout en prenant, en plus, votre lâcheté pour du bon sens - ce qui vous console, et qui vous berne. Si bien que, de nous tous, c'est moi, sans doute, qui ressors le plus "vivant". Mais ouvrez donc les yeux ! Nous ne savons même pas où il vit, ce vivant-là, et ce qu'il est vraiment, et comment il s'appelle ! Laissez-nous seuls, sans livres, et nous serons perdus, abonnés, nous ne saurons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous retenir ; quoi aimer, quoi haïr, quoi respecter, quoi mépriser ? Même être des hommes, cela nous pèse - des hommes avec un corps réel, à nous, avec du sang ; nous avons honte de cela, nous prenons cela pour une tache et nous cherchons à être des espèces d'hommes globaux fantasmatiques. Nous sommes tous morts-nés, et depuis bien longtemps, les pères qui nous engendrent, ils sont des morts eux-mêmes, et tout cela nous plaît de plus en plus. On y prend goût. Bientôt nous inventerons un moyen pour naître d'une idée.
26 août 2005
Spinoza, Ethique I, appendice (extrait)
N'oublions pas de faire remarquer ici que les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire briller leur esprit dans l'explication des causes finales des choses, ont inventé, pour établir leur système, un nouveau genre d'argumentation, lequel consiste à réduire son contradicteur, non pas à l'absurde, mais à l'ignorance ; et cela fait bien voir qu'il ne leur restait plus aucun moyen de se défendre. Par exemple, supposez qu'une pierre tombe du toit d'une maison sur la tête d'un homme et lui donne la mort, ils diront que cette pierre est tombée tout exprès pour tuer cet homme. Comment, en effet, si Dieu ne l'avait fait tomber à cette fin, tant de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire que ces circonstances sont souvent en très grand nombre) ? Vous répondrez peut-être que l'événement en question tient à ces deux causes ; que le vent a soufflé et qu'un homme a passé par là. Mais ils vous presseront aussitôt de questions : Pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? pourquoi un homme a-t-il passé par là, précisément à ce même moment ? Répondrez-vous encore que le vent a soufflé parce que, la veille, la mer avait commencé de s'agiter, quoique le temps fût encore calme, et que l'homme a passé par là parce qu'il se rendait à l'invitation d'un ami, ils vous presseront encore d'autres questions : Mais pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi cet homme a-t-il été invité à cette même époque ? Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu'à ce que vous recouriez à la volonté de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l'ignorance. De même aussi, quand nos adversaires considèrent l'économie du corps humain, il tombent dans un étonnement stupide, et comme ils ignorent les causes d'un art si merveilleux, ils concluent que ce ne sont point des lois mécaniques, mais une industrie divine et surnaturelle qui a formé cet ouvrage et en a disposé les parties de façon qu'elles ne se nuisent point réciproquement. C'est pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s'efforce de comprendre les choses naturelles en philosophe, au lieu de les admirer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore comme les interprètes de la nature et de Dieu. Ils savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'étonnement, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité
Spinoza, Ethique IV, pr. 45, scolie
Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. En quoi, en effet, convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est ma règle, telle est ma conviction. Aucune divinité, nul autre qu'un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autre marque d'impuissance intérieure ; au contraire, plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons, plus il est nécessaire que nous participions à la nature divine.
20 août 2005
T. Mann, Le docteur Faustus, VI
L'âge est le passé devenu présent, un passé simplement recouvert d'un placage de présent.
Kant, Critique de la raison pure, Analytique des principes, introduction (note)
Le manque de faculté de juger est proprement ce que l'on nomme sottise, et à tel vice, il n'y a pas de remède.
Rousseau, fragment à Voltaire
Rien ne ressemble mieux à une production de l'enfer que toute violence qui se fait en l'honneur du ciel.
19 août 2005
Sextus Empiricus, Esquisses Pyrhoniennes, I, 10 [19]
Ceux qui disent que les sceptiques rejettent les choses apparentes me semblent ne pas avoir écouté ce que nous disons. Ce qui nous conduit à l'assentiment sans que nous le voulions conformément à une impression passive, nous ne le refusons pas, comme nous l'avons dit plus haut. Or c'est cela les choses apparentes. Mais quand nous cherchons si la réalité est telle qu'elle apparaît, nous accordons qu'elle apparaît, et notre recherche ne porte pas sur ce qui apparaît mais sur ce qui est dit de ce qui apparaît. Or cela est différent du fait de faire une recherche sur ce qui apparaît lui-même. Par exemple, le miel nous apparaît avoir une action adoucissante. De cela nous sommes d'accord, car nous subissons cette action adoucissante par nos sens. Mais, de plus, s'il est doux, pour autant que cela découle de l'argument précédent, nous continuons de le chercher : ce n'est pas la chose apparente mais quelque chose qui est dit de la chose apparente. Si nous proposons des arguments directement contre les choses apparentes, nous ne proposons pas ces arguments dans l'intention de rejeter les choses apparentes, mais pour bien montrer la précipitation des dogmatiques ; car si le raisonnement est trompeur au point qu'il s'en faille de peu qu'il ne dérobe même les choses apparentes sous nos yeux, combien ne faut-il pas se défier de lui dans le cas des choses obscures, pour que nous ne soyons pas entraînés par lui à nous précipiter ?
Kant, Critique de la raison pure, 1ère édition, préface
... les sceptiques, une espèce de nomades, qui ont en horreur tout établissement stable sur le sol.
14 août 2005
Lao Tseu, Tao te king, XXIV
Celui qui se dresse sur ses pieds ne peut se tenir droit, celui qui étend les jambes ne peut marcher. Celui qui tient à ses vues n'est point éclairé. Celui qui s'approuve lui-même ne brille pas. Celui qui se vante n'a point de mérite. Celui qui se glorifie ne subsiste pas longtemps. Si l'on juge cette conduite selon le Tao, on la compare à un reste d'aliments ou à un goitre hideux qui inspirent aux hommes un constant dégoût. C'est pourquoi celui qui possède le Tao ne s'attache pas à cela.
T. Mann, Buddenbrook, VI, 10
Comment ? N'y a-t-il de honte et de scandale dans la vie que lorsque les choses s'ébruitent et se colportent ? Ah ! non ! Le scandale secret qui vous ronge et vous dévore en silence l'estime que l'on a de soi-même est un scandale bien pire.
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