Déchiffrée depuis un astre lointain, l'écriture majuscule de notre existence terrestre conduirait peut-être à la conclusion que la terre est véritablement l'astre ascétique, le coin des créatures mécontentes, prétentieuses et répugnantes, qui ne sauraient se défaire d'un profond dégoût de soi, de la terre et de toute vie, et qui se font à elles-mêmes tout le mal possible par plaisir de faire du mal : - vraisemblablement c'est là leur seul plaisir.
31 décembre 2006
30 décembre 2006
Pascal, Pensées, 472 (Le Guern)
On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques, ils l'ont fait en se jouant. C'était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S'ils ont écrit de politique, c'était comme pour régler un hôpital de fous. Et s'ils ont fait semblant d'en parler comme d'une grande chose, c'est qu'ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu'il se peut.
(Brunschvicg 331)
(Brunschvicg 331)
13 décembre 2006
Confucius, Grande Etude, I, 2
Qui sait sur quoi se fonder aura de la détermination. Déterminé, il connaîtra la sérénité. Serein, il sera capable d'impartialité. Impartial, il sera susceptible de discernement. De son discernement dépend son succès.
10 décembre 2006
Lucrèce, De la nature, I, 958 sq.
Le Tout, donc, n'est fini en aucune direction.
Sinon, il devrait avoir une extrémité.
Or, une extrémité, nulle chose n'en possède
s'il n'est rien au-delà pour la délimiter
en montrant où notre vue cesse de la suivre.
Comme il faut admettre que hors de l'ensemble il n'est rien,
le Tout est sans extrémité, donc sans fin ni mesure.
Peu importe la position qu'on y occupe,
de tous côtés, à partir de chaque poste,
on laisse toujours l'univers infini.
Mais supposons l'univers comme un espace fini :
si quelqu'un courait jusqu'à ses rives extrêmes
pour lancer un javelot, veux-tu que, brandi avec force,
le trait s'envole au loin et qu'il atteigne son but,
ou penses-tu qu'un obstacle puisse l'arrêter ?
Oui, c'est l'un ou l'autre, il te faut choisir,
nulle échappatoire ni d'un côté ni de l'autre :
l'univers, tu dois l'admettre, s'ouvre à l'infini.
Soit qu'un obstacle, en effet, empêche le trait
d'arriver à son but et d'y fixer son terme,
soit qu'il vole en dehors, il n'est point parti de la fin.
Fixe n'importe où les confins de l'univers,
partout je te poursuivrai avec cette question :
eh bien, qu'en est-il de la flèche ?
Nulle part ne pourra s'établir une fin.
L'espace toujours fuyant toujours s'ouvre à la fuite.
[...]
Du reste, la nature interdit la mesure
à la somme des choses en forçant la matière
à se limiter par le vide, le vide par la matière.
Ainsi l'une et l'autre alternant font le Tout infini.
Et même un seul, sans la limite de l'autre,
par sa simple nature s'étendrait sans mesure.
Sinon, il devrait avoir une extrémité.
Or, une extrémité, nulle chose n'en possède
s'il n'est rien au-delà pour la délimiter
en montrant où notre vue cesse de la suivre.
Comme il faut admettre que hors de l'ensemble il n'est rien,
le Tout est sans extrémité, donc sans fin ni mesure.
Peu importe la position qu'on y occupe,
de tous côtés, à partir de chaque poste,
on laisse toujours l'univers infini.
Mais supposons l'univers comme un espace fini :
si quelqu'un courait jusqu'à ses rives extrêmes
pour lancer un javelot, veux-tu que, brandi avec force,
le trait s'envole au loin et qu'il atteigne son but,
ou penses-tu qu'un obstacle puisse l'arrêter ?
Oui, c'est l'un ou l'autre, il te faut choisir,
nulle échappatoire ni d'un côté ni de l'autre :
l'univers, tu dois l'admettre, s'ouvre à l'infini.
Soit qu'un obstacle, en effet, empêche le trait
d'arriver à son but et d'y fixer son terme,
soit qu'il vole en dehors, il n'est point parti de la fin.
Fixe n'importe où les confins de l'univers,
partout je te poursuivrai avec cette question :
eh bien, qu'en est-il de la flèche ?
Nulle part ne pourra s'établir une fin.
L'espace toujours fuyant toujours s'ouvre à la fuite.
[...]
Du reste, la nature interdit la mesure
à la somme des choses en forçant la matière
à se limiter par le vide, le vide par la matière.
Ainsi l'une et l'autre alternant font le Tout infini.
Et même un seul, sans la limite de l'autre,
par sa simple nature s'étendrait sans mesure.
03 décembre 2006
Rawls, Théorie de la justice, III, 7, §64
Une vie heureuse n'est pas une vie où l'on passe son temps à décider de faire ceci ou cela. [...] Il n'est pas inconcevable d'envisager un individu - ou même une société tout entière - parvenant au bonheur uniquement par une inclination spontanée. Avec beaucoup de chance, certains peuvent naturellement trouver le mode de vie exact qu'ils auraient adopté grâce à une délibération rationnelle. Pour la plupart, cependant, nous n'avons pas une telle chance et, si nous n'y réfléchissions pas, si nous ne prenions pas conscience de nous-même comme d'une seule personne à travers le temps, nous regretterions presque certainement nos actions. Même si nous réussissons à ne dépendre que de nos impulsions naturelles sans conséquences fâcheuses, nous avons tout de même besoin d'une conception du bien afin d'établir si ce résultat est ou non dû réellement à la chance. Nous pouvons le croire, mais les événements peuvent nous détromper ; et, pour régler cette question, nous devons examiner les choix hypothétiques qu'il aurait été rationnel de faire - tout en tenant compte des avantages qu'il y a à éviter de se poser la question !
01 décembre 2006
Malebranche, De la recherche de la vérité, III, 2, 9
Dieu est esprit, il pense, il veut : mais ne l'humanisons pas : il ne pense et ne veut pas comme nous.
30 novembre 2006
Pascal, Pensées, 103 (Le Guern)
Instinct et raison, marques de deux natures.
Cf. Brunschvicg 344, Lafuma 112, Sellier 144
Cf. Brunschvicg 344, Lafuma 112, Sellier 144
25 novembre 2006
Nietzsche, Aurore, I, §30
Voilà maintenant un grand artiste : la volupté que lui procurait d'avance l'envie de ses rivaux subjugués a empêché sa force de s'endormir, jusqu'à ce qu'il fût devenu grand, - combien de minutes amères n'a-t-il pas fait payer à d'autres âmes pour acquérir cette grandeur ! [...] c'est toujours une nouveauté par trop paradoxale et presque douloureuse que la moralité de la distinction ne soit en fin de compte que le plaisir d'une cruauté raffinée. En fin de compte, cela veut dire ici : à chaque fois, dans la première génération. Car lorsque l'on hérite sous forme d'habitude d'une manière quelconque de se distinguer, on n'hérite pas en même temps de l'arrière-pensée qui l'accompagne (on n'hérite que de sentiments, non de pensées) : et sauf si l'éducation vise à inculquer de nouveau cette arrière-pensée, cette façon d'agir ne procure déjà plus un plaisir de cruauté à la seconde génération, mais seulement le plaisir de l'habitude elle-même. Mais ce plaisir-là est le premier degré du "bien".
17 novembre 2006
Machiavel, L'art de la guerre, V, 7
Si, supérieur en nombre, [l'ennemi] recule devant une troupe inférieure ; si, au contraire, il envoie des forces très faibles contre des forces considérables ; s'il prend subitement la fuite sans raison, dans tous ces cas craignez un piège, et ne croyez jamais que l'ennemi ne sait pas ce qu'il fait.
08 novembre 2006
Marc Aurèle, Pensées, VII, 7
N'aie pas honte de te faire aider ; car tu te proposes de faire ce qui est utile, comme le soldat à l'assaut des murs. Quoi donc ! si tu es boiteux et si tu ne peux monter seul au créneau, mais si c'est possible, grâce à un autre ?
06 novembre 2006
Marc Aurèle, Pensées, VII, 8
Que l'avenir ne te trouble pas : car tu viendras à lui, quand il le faudra, avec la même raison que tu utilises pour les choses présentes.
31 octobre 2006
Marquis de Sade, La philosophie dans le boudoir, 3ème dialogue
Mme de Saint-Ange. - Bien, mon cher Dolmancé, mais il vous manquera quelque chose.
Dolmancé. - Un vit dans le cul ? Vous avez raison, madame.
Mme de Saint-Ange. - Passons-nous-en pour ce matin : nous l'aurons ce soir ; mon frère viendra nous aider, et nos plaisirs seront au comble. Mettons-nous à l'oeuvre.
Dolmancé. - Je voudrais qu'Eugénie me branlât un moment. (Elle le fait.) Oui, c'est cela... un peu plus vite, mon coeur... tenez toujours bien à nu cette tête vermeille, ne la recouvrez jamais... plus vous faites tendre le filet, mieux vous décidez l'érection... il ne faut jamais recalotter le vit qu'on branle... Bon !... préparez ainsi vous-même l'état du membre qui va vous perforer... Voyez-vous comme il se décide ?... Donnez-moi votre langue, petite friponne !... Que vos fesses posent sur ma main droite, pendant que ma main gauche va vous chatouiller le clitoris.
Mme de Saint-Ange. - Eugénie, veux-tu lui faire goûter de plus grands plaisirs ?
Eugénie. - Assurément... je veux tout faire pour lui en donner.
Mme de Saint-Ange. - Eh bien ! prends son vit dans ta bouche, et suce-le quelques instants.
Eugénie le fait. - Est-ce ainsi ?
Dolmancé. - Ah ! bouche délicieuse ! quelle chaleur !... Elle vaut pour moi le plus joli des culs !... Femmes voluptueuses et adroites, ne refusez jamais ce plaisir à vos amants : il vous les enchaînera pour jamais... Ah ! sacredieu !... foutredieu...
Mme de Saint-Ange. - Comme tu blasphèmes, mon ami !
Dolmancé. - Donnez-moi votre cul, madame... Oui, donnez-le-moi, que je le baise pendant qu'on me suce, et ne vous étonnez point de mes blasphèmes : un de mes plus grands plaisirs est de jurer Dieu quand je bande. Il me semble que mon esprit, alors mille fois plus exalté, abhorre et méprise bien mieux cette dégoûtante chimère ; je voudrais trouver une façon ou de la mieux invectiver, ou de l'outrager davantage ; et quand mes maudites réflexions m'amènent à la conviction de la nullité de ce dégoûtant objet de ma haine, je m'irrite et voudrais pouvoir aussitôt réédifier le fantôme, pour que ma rage au moins portât sur quelque chose. Imitez-moi, femme charmante, et vous verrez l'accroissement que de tels discours porteront infailliblement à vos sens. Mais, doubledieu !... je le vois, il faut, quel que soit mon plaisir, que je me retire absolument de cette bouche divine... j'y laisserais mon foutre !... Allons, Eugénie, placez-vous ; exécutons le tableau que j'ai tracé, et plongeons-nous tous trois dans la plus voluptueuse ivresse. (l'attitude s'arrange.)
Eugénie. - Que je crains, mon cher, l'impuissance de vos efforts ! La disproportion est trop forte.
Dolmancé. - Un vit dans le cul ? Vous avez raison, madame.
Mme de Saint-Ange. - Passons-nous-en pour ce matin : nous l'aurons ce soir ; mon frère viendra nous aider, et nos plaisirs seront au comble. Mettons-nous à l'oeuvre.
Dolmancé. - Je voudrais qu'Eugénie me branlât un moment. (Elle le fait.) Oui, c'est cela... un peu plus vite, mon coeur... tenez toujours bien à nu cette tête vermeille, ne la recouvrez jamais... plus vous faites tendre le filet, mieux vous décidez l'érection... il ne faut jamais recalotter le vit qu'on branle... Bon !... préparez ainsi vous-même l'état du membre qui va vous perforer... Voyez-vous comme il se décide ?... Donnez-moi votre langue, petite friponne !... Que vos fesses posent sur ma main droite, pendant que ma main gauche va vous chatouiller le clitoris.
Mme de Saint-Ange. - Eugénie, veux-tu lui faire goûter de plus grands plaisirs ?
Eugénie. - Assurément... je veux tout faire pour lui en donner.
Mme de Saint-Ange. - Eh bien ! prends son vit dans ta bouche, et suce-le quelques instants.
Eugénie le fait. - Est-ce ainsi ?
Dolmancé. - Ah ! bouche délicieuse ! quelle chaleur !... Elle vaut pour moi le plus joli des culs !... Femmes voluptueuses et adroites, ne refusez jamais ce plaisir à vos amants : il vous les enchaînera pour jamais... Ah ! sacredieu !... foutredieu...
Mme de Saint-Ange. - Comme tu blasphèmes, mon ami !
Dolmancé. - Donnez-moi votre cul, madame... Oui, donnez-le-moi, que je le baise pendant qu'on me suce, et ne vous étonnez point de mes blasphèmes : un de mes plus grands plaisirs est de jurer Dieu quand je bande. Il me semble que mon esprit, alors mille fois plus exalté, abhorre et méprise bien mieux cette dégoûtante chimère ; je voudrais trouver une façon ou de la mieux invectiver, ou de l'outrager davantage ; et quand mes maudites réflexions m'amènent à la conviction de la nullité de ce dégoûtant objet de ma haine, je m'irrite et voudrais pouvoir aussitôt réédifier le fantôme, pour que ma rage au moins portât sur quelque chose. Imitez-moi, femme charmante, et vous verrez l'accroissement que de tels discours porteront infailliblement à vos sens. Mais, doubledieu !... je le vois, il faut, quel que soit mon plaisir, que je me retire absolument de cette bouche divine... j'y laisserais mon foutre !... Allons, Eugénie, placez-vous ; exécutons le tableau que j'ai tracé, et plongeons-nous tous trois dans la plus voluptueuse ivresse. (l'attitude s'arrange.)
Eugénie. - Que je crains, mon cher, l'impuissance de vos efforts ! La disproportion est trop forte.
14 octobre 2006
Rousseau, Les Confessions, II
Sa vie avait été celle d'une femme d'esprit et de sens ; sa mort fut celle d'un sage. Je puis dire qu'elle me rendit la religion catholique aimable par la sérénité d'âme avec laquelle elle en remplit les devoirs sans négligence et sans affectation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie, elle prit une sorte de gaieté trop égale pour être jouée, et qui n'était qu'un contrepoids donné par la raison même contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon ! dit-elle en se retournant, femme qui pète n'est pas morte. Ce furent les derniers mots qu'elle prononça.
16 septembre 2006
Léonidas de Tarente
Homme, il a été infini, le temps d'avant
que tu viennes au jour, et le reste, infini
pour l'Hadès. Quelle est la part laissée
à la vie : la piqûre, à peu près, d'un instant,
à moins qu'il n'y ait plus bref qu'une piqûre ?
Ta vie, petite, est écrasée : sans douceur par nature,
mais plus aride encore que son ennemie la mort.
Et les hommes, si bien ajustés d'un assemblage
d'os, se dressent vers l'air et les nuages !
Bonhomme, vois, quelle absurdité : au bout du fil,
il y a le ver, avant même que le vêtement soit tissé :
comme le son d'une harpe, il s'effiloche, desséché
bien davantage qu'une momie d'araignée.
Homme, d'aurore en aurore, lutte
pour incliner ta vie à la frugalité :
tant que tu es parmi les vivants,
toujours, en esprit, pensant
de quel roseau tu es flûte.
(trad. D. Buisset, in Anthologie Grecque 1, La couronne de Méléagre, ed. Orphée La Différence, 1990)
que tu viennes au jour, et le reste, infini
pour l'Hadès. Quelle est la part laissée
à la vie : la piqûre, à peu près, d'un instant,
à moins qu'il n'y ait plus bref qu'une piqûre ?
Ta vie, petite, est écrasée : sans douceur par nature,
mais plus aride encore que son ennemie la mort.
Et les hommes, si bien ajustés d'un assemblage
d'os, se dressent vers l'air et les nuages !
Bonhomme, vois, quelle absurdité : au bout du fil,
il y a le ver, avant même que le vêtement soit tissé :
comme le son d'une harpe, il s'effiloche, desséché
bien davantage qu'une momie d'araignée.
Homme, d'aurore en aurore, lutte
pour incliner ta vie à la frugalité :
tant que tu es parmi les vivants,
toujours, en esprit, pensant
de quel roseau tu es flûte.
(trad. D. Buisset, in Anthologie Grecque 1, La couronne de Méléagre, ed. Orphée La Différence, 1990)
24 août 2006
Lao-Tseu,Tao te king, LXVIII
Celui qui excelle à commander une armée n'a pas une ardeur belliqueuse.
Celui qui excelle à combattre ne se laisse pas aller à la colère.
Celui qui excelle à vaincre ne lutte pas.
Celui qui excelle à employer les hommes se met au-dessous d'eux.
C'est là ce qu'on appelle posséder la vertu qui consiste à ne point lutter.
C'est ce qu'on appelle savoir se servir des forces des hommes.
C'est ce qu'on appelle s'unir au ciel.
Telle était la science sublime des Anciens.
Celui qui excelle à combattre ne se laisse pas aller à la colère.
Celui qui excelle à vaincre ne lutte pas.
Celui qui excelle à employer les hommes se met au-dessous d'eux.
C'est là ce qu'on appelle posséder la vertu qui consiste à ne point lutter.
C'est ce qu'on appelle savoir se servir des forces des hommes.
C'est ce qu'on appelle s'unir au ciel.
Telle était la science sublime des Anciens.
22 août 2006
Montaigne, Les essais, I, 23
On reçoit les avis de la vérité et ses préceptes comme adressés au peuple, non jamais à soi ; et au lieu de les coucher sur ses mœurs, chacun les couche en sa mémoire, très sottement et très inutilement.
13 août 2006
Malebranche, De la recherche de la vérité, II,1, 1
L'homme ne demeure guère longtemps semblable à lui-même : tout le monde a assez de preuves intérieures de son inconstance : on juge tantôt d'une façon et tantôt d'une autre sur le même sujet : en un mot la vie de l'homme ne consiste que dans la circulation du sang, et dans une autre circulation de pensées et de désirs ; et il semble qu'on ne puisse guère mieux employer son temps, qu'à rechercher les causes de ces changements qui nous arrivent, et apprendre ainsi à nous connaître nous-mêmes.
10 août 2006
Rousseau, La nouvelle Héloïse, II, lettre XIV à Julie
J'entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. Ce chaos ne m'offre qu'une solitude affreuse où règne un morne silence. Mon âme à la presse cherche à s'y répandre, et se trouve partout resserrée. "Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul", disait un ancien : moi, je ne suis seul que dans la foule, où je ne puis être ni à toi ni aux autres. Mon coeur voudrait parler, il sent qu'il n'est point écouté ; il voudrait répondre, on ne lui dit rien qui puisse aller jusqu'à lui. Je n'entends point la langue du pays, et personne ici n'entend la mienne.
29 juillet 2006
Nietzsche, Le gai savoir, IV, 338
Vis caché afin de pouvoir vivre pour toi ! Vis en ignorant ce que ton siècle considère comme le plus important ! Place au moins la peau de trois siècles entre toi et aujourd'hui ! Et la clameur d'aujourd'hui, le vacarme des guerres et des révolutions doit être pour toi un murmure !
26 juillet 2006
Nietzsche, Le gai savoir, IV, 278
La pensée de la mort. - Vivre au milieu de ce dédale de ruelles, de besoins, de voix suscite en moi un bonheur mélancolique : que de jouissance, d'impatience, de désir, que de vie assoiffée et d'ivresse de vivre se révèle ici à chaque instant ! Et pourtant tous ces êtres bruyants, vivants, assoiffés de vie plongeront bientôt dans un tel silence ! Comme chacun est suivi par son ombre, le sombre compagnon qu'il emmène avec lui ! Il en est toujours comme à l'ultime moment avant le départ d'un navire d'émigrants : on a plus de choses à se dire que jamais, l'heure presse, l'océan et son mutisme désolé attend, impatient, derrière tout ce bruit - si avide, si sûr de tenir sa proie. Et tous, tous pensent que le temps écoulé jusqu'alors n'est rien ou peu de chose, que le proche avenir est tout : d'où cette hâte, ces cris, cet étourdissement de soi-même, cette duperie de soi-même ! Chacun veut être le premier dans cet avenir, - et pourtant c'est la mort et le silence de mort qui est l'unique certitude et le lot commun à tous dans cet avenir ! Qu'il est étrange que cette unique certitude et ce lot commun n'aient presque aucun pouvoir sur les hommes et qu'ils soient à mille lieues de se sentir comme une confrérie de la mort ! Cela me rend heureux de voir que les hommes ne veulent absolument pas penser la pensée de la mort ! J'aimerais contribuer en quelque manière à leur rendre la pensée de la vie encore cent fois plus digne d'être pensée.
23 juillet 2006
Confucius, Entretiens, XI, 15
Le Maître dit : « Pourquoi la cithare de Lou est-elle chez moi ? » Les disciples de Confucius, ayant entendu ces paroles, conçurent du mépris pour Tzeu-Lou. Le Maître leur dit : « Lou est déjà monté à la salle ; mais il n'a pas encore pénétré dans la chambre. »
Tzeu-Lou était d'un caractère raide et impétueux. Les sons de sa cithare imitaient les cris que poussent les habitants des contrées septentrionales au milieu des combats et des massacres. Le Maître l'en reprit, en disant : « Dans mon école, le milieu juste et l'harmonie forment la base de l'enseignement. La cithare de Lou manque tout à fait d'harmonie. Pourquoi se fait-elle entendre chez moi ? » Les disciples de Confucius, ayant entendu ces paroles, ne témoignèrent plus aucune estime à Tzeu-Lou.
Le Maître, pour les tirer d'erreur, leur dit : « Tzeu-Lou, dans l'étude, a déjà atteint une région pure, spacieuse, élevée, lumineuse ; seulement, il n'a pas encore pénétré profondément dans les endroits les plus retirés et les plus secrets. Parce qu'il lui manque encore une chose, on ne doit pas le mépriser. »
Tzeu-Lou était d'un caractère raide et impétueux. Les sons de sa cithare imitaient les cris que poussent les habitants des contrées septentrionales au milieu des combats et des massacres. Le Maître l'en reprit, en disant : « Dans mon école, le milieu juste et l'harmonie forment la base de l'enseignement. La cithare de Lou manque tout à fait d'harmonie. Pourquoi se fait-elle entendre chez moi ? » Les disciples de Confucius, ayant entendu ces paroles, ne témoignèrent plus aucune estime à Tzeu-Lou.
Le Maître, pour les tirer d'erreur, leur dit : « Tzeu-Lou, dans l'étude, a déjà atteint une région pure, spacieuse, élevée, lumineuse ; seulement, il n'a pas encore pénétré profondément dans les endroits les plus retirés et les plus secrets. Parce qu'il lui manque encore une chose, on ne doit pas le mépriser. »
10 juillet 2006
Karl Marx, Salaire, prix et profit, 13
Le temps est le champ du développement humain. Un homme qui ne dispose d'aucun loisir, dont la vie tout entière, en dehors des simples interruptions purement physiques pour le sommeil, le repas, etc., est accaparée par son travail pour le capitaliste, est moins qu'une bête de somme. C'est une simple machine à produire de la richesse pour autrui, écrasée physiquement et abrutie intellectuellement.
08 juillet 2006
Proust, Sodome et Gomorrhe, II, 1
A n'importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n'a qu'une valeur presque fictive, malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les unes, tantôt les autres sont indisponibles, qu'il s'agisse d'ailleurs de richesses effectives aussi bien que de celles de l'imagination, et pour moi par exemple, tout autant que de l'ancien nom de Guermantes, de celles combien plus graves, du souvenir vrai de ma grand-mère. Car aux troubles de la mémoire sont liés les intermittences du coeur.
01 juillet 2006
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, IV, 71
Pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste après la suppression totale de la Volonté, c'est effectivement le néant. Mais, à l'inverse, pour ceux qui ont converti et aboli la Volonté, c'est notre monde actuel, ce monde si réel avec tous ses soleils et toutes ses voies lactées, qui est le néant.
27 juin 2006
Confucius, Entretiens, II, 13
Tzeu koung ayant demandé ce que doit faire un homme honorable, le Maître répondit : « L'homme honorable commence par appliquer ce qu'il veut enseigner ; ensuite il enseigne. »
21 juin 2006
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, IV, 54
La propriété de la volonté, c'est la vie ; et celle de la vie, le présent. Aussi chacun a-t-il le droit de se dire : "Je suis, une fois pour toutes, maître du présent ; durant l'éternité entière, le présent m'accompagnera, comme mon ombre ; aussi je n'ai point à m'étonner, à demander d'où il est venu, et comment il se fait qu'il tombe justement maintenant."
18 juin 2006
Sénèque, lettres à Lucilius, III, 27, 1 - 3
Je t'entends dire : "C'est toi qui me fais la leçon ; déjà, n'est-ce pas ? tu te l'es faite à toi-même, tu t'es corrigé ? Non, et c'est pourquoi tu as le temps de réformer les autres !" Je n'aurais pas l'audace, moi, un malade, d'entreprendre des cures. Couché dans la même infirmerie, je cause avec toi du mal qui nous est commun et je te passe mes recettes. Ecoute-moi donc comme si je me parlais à moi-même ; je t'ouvre ma vie secrète, et je te prends pour témoin dans les moments où je vérifie mes comptes intimes.
C'est moi qui me crie : "Calcule tes années : tu rougiras de vouloir les mêmes choses que tu voulais dans l'enfance, de viser aux mêmes satisfactions. Voici l'instant, aux approches du jour de la mort, de prendre envers toi-même cet engagement : que tes vices meurent avant toi. Donne congé à ces plaisirs tumultueux dont la rançon est toujours coûteuse. Avant leur venue, une fois passés, ils font du mal. L'inquiétude du crime, encore qu'on n'en ait pas surpris l'exécution, ne disparaît pas avec le crime même ; ainsi, les plaisirs déréglés laissent derrière eux un repentir. Ils ne sont ni solides ni fidèles : même s'ils ne font pas de mal, ils nous abandonnent. Cherche plutôt autour de toi un bien qui soit de durée ; or, il n'y en a point, sauf celui que l'âme tire d'elle-même. Le vertu seule garantit une joie constante et sûre. Si quelque obstacle survient, il en est comme des nuages qui glissent au bas du ciel sans éclipser le jour."
16 juin 2006
Anne Brontë, The Tenant of Wildfell Hall, 9
'Is it that they think it a duty to be continually talking,' pursued she, 'and so never pause to think, but fill up with aimless trifles and vain repetitions when subjects of real interest fail to present themselves ? or do they really take a pleasure in such discourse ?'
'Very likely they do,' said I : 'their shallow minds can hold no great ideas, and their light heads are carried away by trivialities that would not move a better-furnished skull : and their only alternative to such discourse is to plunge over head and ears into the slough of scandal - which is their chief delight.'
13 juin 2006
Epictète, Manuel, 21
La mort, l'exil et toutes ces choses apparemment redoutables, qu'elles soient devant tes yeux jour après jour, et surtout, plus que toutes, la mort. Et rien jamais ne te donnera de basses pensées ni aucun appétit excessif.
10 juin 2006
Proust, Le côté de Guermantes, II, 2
Il n'y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu'on dit d'avoir aucune ressemblance avec ce qu'on a dans la pensée.
09 juin 2006
Exode, 20, 1 - 17 [Décalogue]
- Alors Dieu prononça toutes ces paroles, en disant:
- Je suis l'Éternel, ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte, de la maison de servitude.
- Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face.
- Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre.
- Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point; car moi, l'Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l'iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent,
- et qui fais miséricorde jusqu'en mille générations à ceux qui m'aiment et qui gardent mes commandements.
- Tu ne prendras point le nom de l'Éternel, ton Dieu, en vain; car l'Éternel ne laissera point impuni celui qui prendra son nom en vain.
- Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier.
- Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage.
- Mais le septième jour est le jour du repos de l'Éternel, ton Dieu: tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l'étranger qui est dans tes portes.
- Car en six jours l'Éternel a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s'est reposé le septième jour: c'est pourquoi l'Éternel a béni le jour du repos et l'a sanctifié.
- Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l'Éternel, ton Dieu, te donne.
- Tu ne tueras point.
- Tu ne commettras point d'adultère.
- Tu ne déroberas point.
- Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain.
- Tu ne convoiteras point la maison de ton prochain; tu ne convoiteras point la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain.
05 juin 2006
Proust, Le côté de Guermantes, II, 1
La grande modification qu'amène en nous le réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant encore, entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand luit cette brillante étoile qui, à l'instant du réveil éclaire derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille ; étoile filante à vrai dire qui emporte avec sa lumière l'existence mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui qui s'éveille de se dire : "J'ai dormi."
04 juin 2006
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, I, 5
La vie et les rêves sont les feuillets d'un livre unique ; la lecture suivie de ces pages est ce qu'on nomme la vie réelle ; mais quand le temps accoutumé de la lecture (le jour) est passé et qu'est venue l'heure du repos, nous continuons à feuilleter négligemment le livre, l'ouvrant au hasard à tel ou tel endroit et tombant tantôt sur une page déjà lue, tantôt sur une que nous ne connaissions pas ; mais c'est toujours le même livre que nous lisons.
02 juin 2006
Shakespeare, Le roi Jean, II, 1, 562 - 599
[Bastard.] - Mad world, mad kings, mad composition !
John, to stop Arthur's title in the whole,
Hath willingly departed with a part ;
And France, whose armour conscience buckled on,
Whom zeal and charity brought to the field
As God's ows soldier, rounded in the ear
With that same purpose-changer, that sly evil,
That broker that still breaks the pate of faith,
That daily break-vow, he that wins all,
Of kings, of beggars, old men, young men, maids, -
Who having no external things to lose
But the word "maid", cheats the poor maid of that, -
That smooth-faced gentleman, tickling commodity ;
Commodity, the bias of the world,
The world who of itself is peisèd well,
Made to run even upon even ground,
Till this advantage, this vile-drawing bias,
This sway of motion, this commodity,
Makes it take head from all indifferency,
From all direction, purpose, course, intent ;
And this same bias, this commodity,
This bawd, this broker, this all-changing word,
Clapped on the outward eye of fickle France,
Hath drawn him from his own determined aid,
From a resolved and honourable war,
To a most base and vile-concluded peace.
And why rail I on this commodity ?
But for because he hath not wooed me yet -
Not that I have the power to clutch my hand
When his fair angels would salute my palm;
But for my hand, as unattempted yet,
Like a poor beggar raileth on the rich.
Well, whiles I am a beggar I will rail,
And say there is no sin but to be rich,
And being rich, my virtue then shall be
To say there is no vice but beggary.
Since kings break faith upon commodity,
Gain, be my lord, for I will worship thee.
John, to stop Arthur's title in the whole,
Hath willingly departed with a part ;
And France, whose armour conscience buckled on,
Whom zeal and charity brought to the field
As God's ows soldier, rounded in the ear
With that same purpose-changer, that sly evil,
That broker that still breaks the pate of faith,
That daily break-vow, he that wins all,
Of kings, of beggars, old men, young men, maids, -
Who having no external things to lose
But the word "maid", cheats the poor maid of that, -
That smooth-faced gentleman, tickling commodity ;
Commodity, the bias of the world,
The world who of itself is peisèd well,
Made to run even upon even ground,
Till this advantage, this vile-drawing bias,
This sway of motion, this commodity,
Makes it take head from all indifferency,
From all direction, purpose, course, intent ;
And this same bias, this commodity,
This bawd, this broker, this all-changing word,
Clapped on the outward eye of fickle France,
Hath drawn him from his own determined aid,
From a resolved and honourable war,
To a most base and vile-concluded peace.
And why rail I on this commodity ?
But for because he hath not wooed me yet -
Not that I have the power to clutch my hand
When his fair angels would salute my palm;
But for my hand, as unattempted yet,
Like a poor beggar raileth on the rich.
Well, whiles I am a beggar I will rail,
And say there is no sin but to be rich,
And being rich, my virtue then shall be
To say there is no vice but beggary.
Since kings break faith upon commodity,
Gain, be my lord, for I will worship thee.
28 mai 2006
Laozi, Traité du vide parfait, VII, 7
- YANZI : Comment nourrir son principe vital ?
- GUANZI : Laissez aller, sans obstruction, sans entraves.
- Y. : Comment atteindre ce but ?
- G. : Que les oreilles écoutent ce qu'elles désirent, que les yeux regardent ce qu'ils désirent, que le nez hume ce qu'il désire, que la bouche exprime ce qu'elle désire, que le corps se repose comme il désire, et que la volonté réalise ce qu'elle désire. Les oreilles désirent écouter de la musique, je dis qu'il y a entrave à l'ouïe si elles ne le peuvent. Les yeux désirent regarder de la beauté, je dis qu'il y a entrave à la vue s'ils ne le peuvent. Le nez désire humer des parfums, je dis qu'il y a entrave à l'odorat s'il ne le peut. La bouche désire exprimer la vérité, je dis qu'il y a entrave à la connaissance si elle ne le peut. Le corps désire se reposer dans un lieu confortable, je dis qu'il y a entrave au bien-être s'il ne le peut. La volonté désire jouir de la liberté, je dis qu'il y a entrave à la nature si elle ne le peut. Ces entraves sont des tyrans. Eliminer ces tyrans et attendre la mort, un jour, un mois ou un an, c'est ce que j'appelle nourrir son principe vital. Quiconque reste attaché à ces tyrans, s'y soumet au lieu de les combattre, vit pitoyablement. Vivrait-il cent ans, mille ans ou dix mille ans, je ne dirais pas qu'il a nourri son principe vital. Maintenant que je t'ai renseigné sur ce que signifie nourrir son principe vital, que me diras-tu des obsèques ?
- Y. : Les obsèques sont sans importance. Que dire de plus ?
- G. : Je désire t'entendre à ce sujet.
- Y. : Qu'importe ce qui se passera après ma mort. J'accepte que l'on m'incinère, me jette dans l'eau, m'enterre, me laisse à l'air, m'enveloppe de paille et me jette dans un ravin ou qu'on me vête de soie et dépose dans un sarcophage.
Guanzi regarda Bao Shu et Huangzi avant de dire : "Nous avons compris tous les deux la Voie de la vie et de la mort."
- GUANZI : Laissez aller, sans obstruction, sans entraves.
- Y. : Comment atteindre ce but ?
- G. : Que les oreilles écoutent ce qu'elles désirent, que les yeux regardent ce qu'ils désirent, que le nez hume ce qu'il désire, que la bouche exprime ce qu'elle désire, que le corps se repose comme il désire, et que la volonté réalise ce qu'elle désire. Les oreilles désirent écouter de la musique, je dis qu'il y a entrave à l'ouïe si elles ne le peuvent. Les yeux désirent regarder de la beauté, je dis qu'il y a entrave à la vue s'ils ne le peuvent. Le nez désire humer des parfums, je dis qu'il y a entrave à l'odorat s'il ne le peut. La bouche désire exprimer la vérité, je dis qu'il y a entrave à la connaissance si elle ne le peut. Le corps désire se reposer dans un lieu confortable, je dis qu'il y a entrave au bien-être s'il ne le peut. La volonté désire jouir de la liberté, je dis qu'il y a entrave à la nature si elle ne le peut. Ces entraves sont des tyrans. Eliminer ces tyrans et attendre la mort, un jour, un mois ou un an, c'est ce que j'appelle nourrir son principe vital. Quiconque reste attaché à ces tyrans, s'y soumet au lieu de les combattre, vit pitoyablement. Vivrait-il cent ans, mille ans ou dix mille ans, je ne dirais pas qu'il a nourri son principe vital. Maintenant que je t'ai renseigné sur ce que signifie nourrir son principe vital, que me diras-tu des obsèques ?
- Y. : Les obsèques sont sans importance. Que dire de plus ?
- G. : Je désire t'entendre à ce sujet.
- Y. : Qu'importe ce qui se passera après ma mort. J'accepte que l'on m'incinère, me jette dans l'eau, m'enterre, me laisse à l'air, m'enveloppe de paille et me jette dans un ravin ou qu'on me vête de soie et dépose dans un sarcophage.
Guanzi regarda Bao Shu et Huangzi avant de dire : "Nous avons compris tous les deux la Voie de la vie et de la mort."
26 mai 2006
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1ère édition, préface
Dans cette existence dont on ne sait si l'on doit rire ou pleurer, il faut bien faire à la plaisanterie sa part ; il n'est pas un journal assez grave pour s'y refuser.
25 mai 2006
Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 5
Il est légitime qu'un certain nombre des tendances libidinales refoulées soient directement satisfaites et que cette satisfaction soit obtenue par les moyens ordinaires. Notre civilisation, qui prétend à une autre culture, rend en réalité la vie trop difficile à la plupart des individus et, par l'effroi de la réalité, provoque des névroses sans qu'elle ait rien à gagner à cet excès de refoulement sexuel. Ne négligeons pas tout à fait ce qu'il y a d'animal dans notre nature. Notre idéal de civilisation n'exige pas qu'on renonce à la satisfaction de l'individu. Sans doute, il est tentant de transfigurer les éléments de la sexualité par le moyen d'une sublimation toujours plus étendue, pour le plus grand bien de la société. Mais, de même que dans une machine on ne peut transformer en travail mécanique utilisable la totalité de la chaleur dépensée, de même on ne peut espérer transmuer intégralement l'énergie provenant de l'instinct sexuel. Cela est impossible. Et en privant l'instinct sexuel de son aliment naturel, on provoque des conséquences fâcheuses.
Rappelez-vous l'histoire du cheval de Schilda. Les habitants de cette petite ville possédaient un cheval dont la force faisait leur admiration. Malheureusement, l'entretien de la bête coûtait fort cher ; on résolut donc, pour l'habituer à se passer de nourriture, de diminuer chaque jour d'un grain sa ration d'avoine. Ainsi fut fait : mais, lorsque le dernier grain fut supprimé, le cheval était mort. Les gens de Schilda ne surent jamais pourquoi.
Quant à moi, j'incline à croire qu'il est mort de faim, et qu'aucune bête n'est capable de travailler si on ne lui fournit sa ration d'avoine.
23 mai 2006
Stefan Zweig, Révélation inattendue d'un métier
Devant chaque manifestation de l'animalité, devant la fatigue, la faim, la nudité, devant chaque besoin de la chair douloureuse toutes les barrières qui séparent les hommes s'effondrent ; ces subtiles catégories qui partagent l'humanité en êtres justes et injustes, en honnêtes gens et en criminels disparaissent ; il ne reste plus que l'éternel animal, la pauvre créature terrestre, qui doit manger, boire, dormir comme vous et moi, comme tout le monde.
19 mai 2006
Montaigne, Les Essais, I, 26
Le premier goût que j'eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d'Ovide. Car, environ l'âge de sept ou huit ans, je me dérobais de tout autre plaisir pour les lire [...] Là, il me vint singulièrement à propos d'avoir affaire à un homme d'entendement de précepteur, qui sut dextrement conniver à cette mienne débauche, et autres pareilles. Car, par là, j'enfilai tout d'un trait Virgile en l'Enéide, et puis Térence, et puis Plaute, et des comédies italiennes, leurré toujours par la douceur du sujet. S'il eût été si fol de rompre ce train, j'estime que je n'eusse rapporté du collège que la haine des livres, comme fait quasi toute notre noblesse. Il s'y gouverna ingénieusement. Faisant semblant de n'en voir rien, il aiguisa ma faim, ne me laissant qu'à la dérobée gourmander ces livres, et me tenant doucement en office pour les autres études de la règle. Car les principales parties que mon père cherchait à ceux à qui il donnait charge de moi, c'était la débonnaireté et facilité de complexion. Aussi n'avait la mienne autre vice que langueur et paresse. Le danger n'était pas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien. Nul ne pronostiquait que je dusse devenir mauvais, mais inutile. On y prévoyait de la fainéantise, non pas de la malice [...] Pour en revenir à mon propos [l'éducation des enfants], il n'y a tel que d'allécher l'appétit et l'affection, autrement on ne fait que des ânes chargés de livres. On leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science, laquell, pour bien faire, il ne faut pas seulement loger chez soi, il la faut épouser.
14 mai 2006
Proust, Le côté de Guermantes, I
Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d'autrefois n'était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée préalable, abstraite, et fausse, du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique c'était justement cela. Je pensais tout à l'heure que si je n'avais pas eu de plaisir la première fois que j'avais entendu la Berma, c'est que comme jadis quand je retrouvais Gilberte aux Champs-Elysées, je venais à elle avec un trop grand désir. Entre les deux déceptions il n'y avait peut-être pas seulement cette ressemblance ; une autre aussi, plus profonde. L'impression que nous cause une personne, une oeuvre (ou une interprétation) fortement caractérisée, est comme une personne particulière. Mais nous avons apporté avec nous les idées de "beauté", "largeur de style", "pathétique", que nous pourrions à la rigueur avoir l'illusion de reconnaître dans la banalité d'un talent, d'un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l'insistance d'une forme dont il ne possède pas d'équivalent intellectuel, dont il lui faut dégager l'inconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande : "est-ce beau ? ce que j'éprouve ? est-ce de l'admiration ? est-ce cela la richesse de coloris, la noblesse, la puissance ?" Et ce qui lui répond de nouveau, c'est une voix aiguë, c'est un ton curieusement questionneur, c'est l'impression despotique causée par un être qu'on ne connaît pas, toute matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n'est laissé pour la "largeur de l'interprétation". Et à cause de cela ce sont les oeuvres vraiment belles, si elles sont sincèrement écoutées, qui doivent le plus nous décevoir, parce que dans la collection de nos idées il n'y en a aucune qui réponde à une impression individuelle.
06 mai 2006
Montaigne, Les Essais, III, 2
De fonder la récompense des actions vertueuses sur l'approbation d'autrui, c'est prendre un trop incertain et trouble fondement. Signamment en un siècle corrompu et ignorant comme celui-ci, la bonne estime du peuple est injurieuse ; à qui vous fiez-vous de voir ce qui est louable ? Dieu me garde d'être homme de bien selon la description que je vois faire tous les jours par honneur à chacun de soi. "Quae fuerant vitia, mores sunt." (1)Tels de mes amis ont parfois entrepris de me chapitrer et mercurialiser à coeur ouvert ou de leur propre mouvement, ou semons par moi, comme d'un office qui, à une âme bien faite, non en utilité seulement, mais en douceur aussi surpasse tous les offices de l'amitié. Je l'ai toujours accueilli des bras de la courtoisie et reconnaissance les plus ouverts. Mais à en parler asteure en conscience, j'ai souvent trouvé en leurs reproches et louanges tant de fausse mesure que je n'eusse guère failli de faillir plutôt que de bien faire à leur mode. Nous autres principalement, qui vivons une vie privée qui n'est en montre qu'à nous, devons avoir établi un patron au-dedans, auquel toucher nos actions, et, selon icelui, nous caresser tantôt, tantôt nous châtier. J'ai mes lois et ma cour pour juger de moi, et m'y adresse plus qu'ailleurs. Je restreins bien selon autrui mes actions, mais je ne les étends que selon moi. Il n'y a que vous qui sache si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux ; les autres ne vous voient point ; ils vous devinent par conjectures incertaines ; ils voient non tant votre nature que votre art. Par ainsi ne vous tenez pas à leur sentence ; tenez-vous à la vôtre.
(1) : "Les vices d'autrefois sont devenus les moeurs d'aujourd'hui", Sénèque, L. 39.
02 avril 2006
André Gide, Les nourritures terrestres, VII, Lettre à Nathanaël
Je sors dès le matin ; je me promène ; je ne regarde rien et vois tout ; une symphonie merveilleuse se forme et s'organise en moi des sensations inécoutées. L'heure passe, mon émoi s'alentit, comme la marche du soleil moins verticale se fait plus lente. Puis je choisis, être ou chose, de quoi m'éprendre, - mais je le veux mouvant, car mon émotion, sitôt fixée, n'est plus vivante. Il me semble alors à chaque instant nouveau n'avoir encore rien vu, rien goûté. Je m'éperds dans une désordonnée poursuite de choses fuyantes. Je courus hier au haut des collines qui dominent Blidah, pour voir un peu plus longtemps le soleil ; pour voir se coucher le soleil et les nuages ardents colorer les terrasses blanches. Je surprends l'ombre et le silence sous les arbres ; je rôde dans la clarté de la lune ; j'ai la sensation souvent de nager, tant l'air lumineux et chaud m'enveloppe et mollement me soulève.
... Je crois que la route que je suis est ma route, et que je la suis comme il faut. Je garde l'habitude d'une vaste confiance qu'on appellerait la foi, si elle était assermentée.
30 janvier 2006
Descartes, les passions de l'âme, III, art. 153
Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal ; et partie en ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu.
23 janvier 2006
F. Alquié, Descartes - l'homme et l'oeuvre, III
Les historiens de la philosophie, étudiant des doctrines plutôt que des hommes, des idées plutôt que des pensées, attachent en général peu d'importance à la démarche par laquelle on devient philosophe. Cette démarche paraît, chez eux, aller de soi, et chaque penseur trouve place en une histoire où, par une sorte de filiation continue, les doctrines engendrent les doctrines. Pourtant, rien n'est moins naturel que d'être philosophe, et sans doute nul métaphysicien n'eut-il jamais l'impression de se situer en une histoire de la pensée, de succéder à d'autres comme, en quelque entreprise, un fils peut remplacer son père. Les philosophes ne naissent point philosophes. L'histoire où d'abord ils sont pris n'est pas celle de la philosophie, mais celle de leur nation, de leur famille, celle aussi des croyances et de la science de leur temps, et c'est précisément en rompant avec cette histoire qu'ils découvrent la philosophie : aussi ont-ils souvent l'illusion d'inventer ce qu'en fait ils retrouvent. Il faudrait donc comprendre d'abord, en un philosophe, la nature de cette étrange vocation qui, même si elle l'insère, malgré lui, en une tradition que souvent il ignore, le condamne, en fait, à la solitude. La rupture de Descartes avec ses professeurs, avec sa famille, avec son pays, et sa solitude en Hollande ne sont-elles pas, en effet, les signes de la solitude de sa pensée, et de cette rupture essentielle par laquelle il a choisi d'être philosophe ?
17 janvier 2006
Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, §3 (Appuhn)
A quelle sorte d'objet sommes-nous attachés par l'amour ? Pour un objet qui n'est pas aimé, il ne naîtra point de querelle ; nous serons sans tristesse s'il vient à périr, sans envie s'il tombe en la possession d'un autre ; sans crainte, sans haine, et, pour le dire d'un mot, sans trouble de l'âme ; toutes ces passions sont, au contraire, notre partage quand nous aimons de choses périssables, comme toutes celles dont nous venons de parler [sc. plaisirs, richesses, honneurs]. Mais l'amour allant à une chose éternelle et infinie repaît l'âme d'une joie pure, d'une joie exempte de toute tristesse ; bien grandement désirable et méritant qu'on le cherche de toutes ses forces. [...Toutefois,] si clairement en effet que mon esprit perçût ce qui précède, je ne pouvais encore me détacher entièrement des biens matériels, des plaisirs et de la gloire [qui ne sont pas méprisables, si mesurés, en tant que moyens de favoriser l'accès au bien grandement désirable].
Inscription à :
Articles (Atom)